lundi 26 décembre 2016

Avec les mains





« Quand on prend convenablement son travail, on le fait vite et bien, il vous reste des loisirs et c’est tant mieux pour tout le monde. Maintenant les séminaires nous envoient des enfants de chœur, des petits va-nu-pieds qui s’imaginent travailler plus que personne parce qu’ils ne viennent à bout de rien. Ça pleurniche au lieu de commander. Ça lit des tas de livres et ça n’a jamais été fichu de comprendre — de comprendre, vous m’entendez ! — la parabole de l’Époux et de l’Épouse. Qu’est-ce que c’est qu’une épouse, mon garçon, une vraie femme, telle qu’un homme peut souhaiter d’en trouver une s’il est assez bête pour ne pas suivre le conseil de saint Paul ? Ne répondez pas, vous diriez des bêtises ! Eh bien, c’est une gaillarde dure à la besogne, mais qui fait la part des choses, et sait que tout sera à recommencer jusqu’au bout. La Sainte Église aura beau se donner du mal, elle ne changera pas ce pauvre monde en reposoir de la Fête-Dieu.

J’avais jadis — je vous parle de mon ancienne paroisse — une sacristaine épatante, une bonne sœur de Bruges sécularisée en 1908, un brave cœur. Les huit premiers jours, astique que j’astique : la maison du bon Dieu s’était mise à reluire comme un parloir de couvent. Je ne la reconnaissais plus, parole d’honneur ! Nous étions à l’époque de la moisson, faut dire, il ne venait pas un chat, et la satanée petite vieille exigeait que je retirasse mes chaussures — moi qui ai horreur des pantoufles ! Je crois même qu’elle les avait payées de sa poche. Chaque matin, bien entendu, elle trouvait une nouvelle couche de poussière sur les bancs, un ou deux champignons tout neufs sur le tapis de chœur, et des toiles d’araignées — ah ! mon petit, des toiles d’araignées, de quoi faire un trousseau de mariée !

Je me disais : astique toujours, ma fille, tu verras dimanche. Et le dimanche est venu. Oh ! un dimanche comme les autres, pas une fête carillonnée, la clientèle ordinaire, quoi. Misère ! Enfin, à minuit, elle cirait et frottait encore, à la chandelle. Et quelques semaines plus tard, pour la Toussaint, une mission à tout casser, prêchée par deux Pères rédemptoristes, deux gaillards. La malheureuse passait ses nuits à quatre pattes entre son seau et sa vassingue — arrose que j’arrose — tellement que la mousse commençait de grimper le long des colonnes, l’herbe poussait entre les joints des dalles. Pas moyen de la raisonner, la bonne sœur ! Si je l’avais écoutée, j’aurais fichu tout mon monde à la porte pour que le bon Dieu ait les pieds au sec, voyez-vous ça ? Je lui disais : “Vous me ruinerez en potions”, car elle toussait, pauvre vieille ! Elle a fini par se mettre au lit avec une crise de rhumatisme articulaire, le cœur a flanché et plouf ! voilà ma bonne sœur devant saint Pierre. En un sens, c’est une martyre, on ne peut pas dire le contraire. Son tort, ça n’a pas été de combattre la saleté, bien sûr, mais d’avoir voulu l’anéantir, comme si c’était possible. Une paroisse, c’est sale, forcément. Une chrétienté, c’est encore plus sale. Attendez le grand jour du Jugement, vous verrez ce que les anges auront à retirer des plus saints monastères, par pelletées — quelle vidange ! Alors, mon petit, ça prouve que l’Église doit être une solide ménagère, solide et raisonnable. Ma bonne sœur n’était pas une vraie femme de ménage : une vraie femme de ménage sait qu’une maison n’est pas un reliquaire. Tout ça, ce sont des idées de poète. 

[…] Tu me diras peut-être que je ne comprends rien aux mystiques. Si, tu me le diras, ne fais pas la bête ! Eh bien, mon gros, il y avait comme ça de mon temps, au grand séminaire, un professeur de droit canon qui se croyait poète. Il te fabriquait des machines étonnantes avec les pieds qu’il fallait, les rimes, les césures, et tout, pauvre homme ! il aurait mis son droit canon en vers. Il lui manquait seulement une chose, appelle-la comme tu voudras, l’inspiration, le génie — ingenium — que sais-je ? Moi, je n’ai pas de génie. Une supposition que l’Esprit-Saint me fasse signe un jour, je planterai là mon balai et mes torchons  tu penses ! — et j’irai faire un tour chez les séraphins pour y apprendre la musique, quitte à détonner un peu au commencement. Mais tu me permettras de pouffer de rire au nez des gens qui chantent en chœur avant que le bon Dieu ait levé sa baguette !

Il a réfléchi un moment et son visage, pourtant tourné vers la fenêtre, m’a paru tout à coup dans l’ombre. Les traits mêmes s’étaient durcis comme s’il attendait de moi — ou de lui peut-être, de sa conscience — une objection, un démenti, je ne sais quoi… Il s’est d’ailleurs rasséréné presque aussitôt.

Que veux-tu, mon petit, j’ai mes idées sur la harpe du jeune David. C’était un garçon de talent, sûr, mais toute sa musique ne l’a pas préservé du péché. Je sais bien que les pauvres écrivains bien-pensants qui fabriquent des vies de saints pour l’exportation, s’imaginent qu’un bonhomme est à l’abri dans l’extase, qu’il s’y trouve au chaud et en sûreté comme dans le sein d’Abraham. En sûreté !… Oh ! naturellement, rien n’est plus facile parfois que de grimper là-haut : Dieu vous y porte. Il s’agit seulement d’y tenir, et, le cas échéant, de savoir descendre. Tu remarqueras que les saints, les vrais, montraient beaucoup d’embarras au retour. Une fois surpris dans leurs travaux d’équilibre, ils commençaient par supplier qu’on leur gardât le secret : “Ne parlez à personne de ce que vous avez vu…” Ils avaient un peu honte, comprends-tu ? Honte d’être des enfants gâtés du Père, d’avoir bu à la coupe de béatitude avant tout le monde ! Et pourquoi ? Par faveur. Ces sortes de grâces !… Le premier mouvement de l’âme est de les fuir. On peut l’entendre de plusieurs manières, va, la parole du Livre : “Il est terrible de tomber entre les mains du Dieu vivant !” Que dis-je ! Entre ses bras, sur son cœur, le cœur de Jésus ! Tu tiens ta petite partie dans le concert, tu joues du triangle ou des cymbales, je suppose, et voilà qu’on te prie de monter sur l’estrade, on te donne un stradivarius, et on te dit : “Allez, mon garçon, je vous écoute.” Brr !… Viens voir mon oratoire, mais d’abord essuie-toi les pieds, rapport au tapis. »

Georges Bernanos
Journal d’un curé de campagne 
chap. I


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