lundi 7 mars 2016

Ave verum Corpus





Johann Nikolaus Graf von La Fontaine 
und Harnoncourt-Unverzagt 
1929-2016


Un chœur de villégiature, pour ainsi dire. La partition autographe est datée du 17 juin 1791 : Mozart a composé cet Ave verum pour son ami Anton Stoll, instituteur et chef d’un modeste chœur à Baden, près de Vienne, où Constance allait prendre les eaux. Mozart avait auparavant sollicité Stoll pour procurer à sa femme un appartement commode là-bas. Conformément au texte de la liturgie catholique, qui célèbre par ce « vrai corps » la présence réelle du corps et du sang du Christ dans le sacrement eucharistique, l’œuvre fut créée à l’occasion de la Fête-Dieu (ou fête du Corpus Christi, fixée au jeudi suivant la Trinité et datant du XIIe siècle) dans l’église paroissiale de Baden quelques jours plus tard.

C’est un motet de 46 mesures, dont l’exécution n’excède pas en principe trois minutes et demie, et dont la brièveté est à la mesure de la discrétion des moyens : un chœur à quatre parties à peine soutenu par les cordes et un orgue, et évoluant tout du long dans la nuance « sotto voce ». Respiration sereine, ondulation imperceptible en valeurs égales, équilibre, simplicité de facture, douceur murmurante, tout concourt à donner à cette pièce l’évidence et l’intériorité de la prière et de la paix dans le cadre de l’adoration du Saint-Sacrement, aussi vive en terre autrichienne que la tradition de la Fête-Dieu : qu’on se rappelle les sublimes Litaniae de Venerabili Altaris Sacramento K. 243 que Mozart avait composées plus tôt.

Ce dépouillement fluide de l’écriture, H. C. Robbins Landon a pu souligner combien il correspondait à la réforme contemporaine de la musique d’église en Autriche telle que l’avait lancée l’empereur éclairé Joseph II, à qui avait succédé Léopold II en février 1790. Cette réforme entendait répudier une écriture ornée au profit d’une « espèce de simplicité populaire » (Volkstümlichkeit) et d’une intelligibilité homophonique du texte :

« Jusque dans sa musique d’église, Mozart était un produit inspiré des Lumières : vox populi, vox Dei ; autrement dit, le retour à la voix du peuple, sous sa forme la plus simple et la plus fondamentale, était le gage d’une espèce de vérité qui, à son tour, passait pour avoir une dimension divine. » (1791 : la dernière année de Mozart, chap. 5)

Cet éclairage culturel et idéologique est d’un grand intérêt, même si la thèse d’un Mozart fils des Lumières est peut-être à nuancer. Joseph II avait du reste interdit les cérémonies de la Fête-Dieu, avant que Léopold ne les rétablît. D’autre part, et comme toujours, parler de « simplicité » est assez inconfortable, ou en tout cas risque de masquer ce qui se passe dans une musique d’autant plus délicate à commenter qu’elle émeut par son dépouillement même. Robbins Landon souligne tout le premier que cette simplicité naît de la main d’un maître, comme en témoignent, dans la deuxième moitié du motet, l’apparition d’un étagement des voix en canon et surtout la modulation « inhabituelle » de ré majeur (deux dièses) à fa majeur (un bémol). Or, pour y voir un peu plus clair (si du moins le mystère supporte d’être éclairé), peut-être faut-il revenir au texte et à la manière dont le musicien le traduit. 

Datés du XIVe siècle, les vers latins de l’Ave verum émanent de façon anonyme du monastère de Reichenau, au bord du lac de Constance. En voici le texte complet :

Ave verum Corpus, natum de Maria Virgine,
Vere passum, immolatum in Cruce pro homine,
Cujus latus perforatum unda fluxit et sanguine.
Esto nobis praegustatum mortis in examine.
O Jesu dulcis, o Jesu pie, o Jesu fili Mariae,
Miserere mei. Amen.

Salut, vrai Corps né de la Vierge Marie,
Toi qui a vraiment souffert et qui fut immolé sur la Croix pour l’homme,
Toi dont le flanc transpercé laissa couler l’eau et le sang.
Sois pour nous un avant-goût du salut à l’heure de la mort.
Ô Jésus de douceur, ô Jésus de bonté, ô Jésus fils de Marie,
Prends pitié de moi. Amen.

Mozart n’a retenu que les 4 premiers vers, d’autant plus facilement que la conclusion reste stéréotypée (on la retrouve dans le Salve Regina, par exemple). On remarque d’ailleurs que ces 4 vers sont construits sur une même rime, chose peu courante dans les textes liturgiques latins. Cette scansion répétitive, qu’on retrouve à l’intérieur des vers avec les adjectifs ou participes en –um, sied évidemment à une invocation. On peut même s’amuser – si on y tient – à lire en diagonale dans le début de chacun des 5 premiers vers la suite AEIOU (Ave, vEre, cuIus, estO, JesU).

Surtout, ces 4 vers sont mis en musique (à 4 temps) par un système ostensiblement « carré », fondé sur des groupes de 4 mesures, chacun des vers correspondant à 2x4 mesures, tandis qu’une ritournelle aux cordes, elle aussi de 4 mesures, marque un pause entre le second et le troisième vers. Cette division est soulignée par la modulation de ré majeur à fa majeur, qui introduit au sein d’une disposition symétrique, apparemment installée dans le déroulement régulier du texte. Justement le dernier vers (celui qui contient le noyau verbal du texte avec l’impératif de la prière) n’est pas seulement celui où apparaissent les entrées en canon, qui produisent une énonciation plus large ; il est aussi l’objet d’une réitération partielle des mots « in mortis examine » (à l’heure de notre mort), laquelle rajoute de façon inattendue 6 mesures à la structure de base.

La composition est donc la suivante :

¶ Introduction des cordes = 2 mesures
¶ Première partie (v. 1 et 2)
Ave verum Corpus = 4 mesures
natum de Maria Virgine = 4 mesures
Vere passum, immolatum = 4 mesures
in Cruce pro homine = 4 mesures
¶ Ritournelle des cordes = 4 mesures
¶ Seconde partie (vers 3 et 4)
Cujus latus perforatum = 4 mesures
unda fluxit et sanguine = 4 mesures
Esto nobis praegustum = 4 mesures
in mortis examine = 4 mesures
        + in mortis examine = 6 mesures
¶ Conclusion aux cordes = 4 mesures

La répétition de la formule « in mortis examine », à partir d’une cadence évitée, joue en fait le rôle de clausule de l’ensemble en insistant sur le moment de la mort du croyant, de même que la première partie s’achevait sur l’évocation de la mort du Christ sur la Croix. La symétrie interne au texte liturgique (in Cruce / in mortis examine) se retrouve précisément dans la musique : d’abord, in Cruce est souligné par la quarte ascendante des sopranes, du la au ré tenu sur Cru-, couronnant la gradation du second vers (souffrance, immolation, supplice de la Croix) ; puis c’est sur la syllabe mor- qu’une même stase intervient, et sur la même note ré, avec cette fois un saut de quinte (sol > ré).

On saisit mieux dès lors le mouvement organique d’un chœur dont l’air de simplicité, fondé sur la symétrie et la régularité, comprend en fait, comme par une ondulation secrète, des phénomènes de mouvement et de tension. Mais c’est justement que le texte liturgique dessine une progression :

1) le corps du Christ est nommé comme cible de l’invocation
2) résumé de la Passion
3) focalisation sur le miracle du flanc transpercé
4) formulation de la prière avec pour horizon le moment de la mort

Si Mozart a placé cette modulation étrange de ré majeur à fa majeur sur le vers 3, n’est-ce pas pour mieux exprimer le mystère de la Passion, souligné par l’épisode évangélique (Jean, XIX, 34) de l’eau et du sang qui s’écoulent du flanc transpercé par un soldat, et qui symbolisent la double nature du Christ (pleinement Dieu et pleinement Homme, à la fois Victime et Rédempteur) ? En fait, cette modulation n’est si troublante que parce qu’elle ne perturbe pas fondamentalement la douceur étale du registre musical : l’évocation de la Passion dissout le pathétique dans une sorte de contemplation où c’est l’impression de mystère, pour ne pas dire de silence, qui pénètre l’auditeur. Le climat est à la fois très unifié (c’est une des sources de la « simplicité » de l’œuvre) et ordonné en approfondissements successifs. On n’est évidemment pas dans le temps du drame, mais bien dans celui du mystère, dans tous les sens du mot.

Mystère, où se rejoignent l’ambivalence du texte et celle de la musique. Destiné à la Fête-Dieu, fête printanière, qui intéresse aussi la fécondité de la terre, ce chant dit à la fois la confiance et la mort – mort du fidèle, à qui la communion par le corps du Christ doit offrir la voie du salut « in mortis examine », c’est-à-dire à cette heure où la mort préfigure le Jugement qui opérera la pesée des âmes, pesée dans la balance (c’est bien le sens du latin examen). Ces vers latins enveloppent précisément dans leur fonction dogmatique (la profession de foi dans l’Eucharistie) la souffrance, la mort, et son angoisse. Si la musique de Mozart peut ici passer pour « simple » ou « populaire », elle n’est en aucun cas univoque ni prévisible, et cette douceur apaisée qu’elle respire désigne aussi en clair-obscur l’horizon de la mort. Le ton de ré majeur, que Marc-Antoine Charpentier donnait pour « joyeux et guerrier » (c’est celui de son Te Deum), ou même celui de fa majeur, réputé « furieux et emporté », expriment une ténuité énigmatique : mystère discret. Cette invocation du « verum Corpus », où Pierre Jean Jouve verra la célébration d’un « corps tout de jour », « ruisselant de bontés et de chair », c’est ici, profondément, une musique funèbre, presque un Requiem miniature, une Petite musique de mort.


C’est ce qui se sent d’instinct, je crois, et qui produit un effet si particulier et si fort, soit que ce chœur complète au disque le Requiem, soit qu’il surgisse à la suite de messes où domine une liesse rayonnante. De ce dernier cas témoigne un disque paru sous l’étiquette jaune de la Deutsche Grammophon : Rafael Kubelik dirige la Messe du Couronnement et la Missa brevis K. 220 (dite Messe des Moineaux), et puis soudain, fugace, inoubliable, l’Ave verum confié au Chœur (masculin) de la cathédrale de Ratisbonne. L’œuvre pâtit en tout cas d’un chœur surabondant et d’un tempo liquéfié qui s’alanguit en diluant la pulsation et la prononciation. Ce chœur funèbre et humble était bien destiné à un modeste office paroissial, un jour de fête floride à la veille de l’été 1791, et sa brièveté, qui passe comme en songe, pourrait faire croire que le moment de la mort comme ces nuages filés qui se dissipent dans l’air. Sauf quand Nikolaus Harnoncourt, en complément de la Grabmusik, lui donne dès la réitération de l’Ave une autre respiration, plus profonde, comme un ensevelissement où la terre aurait la qualité d’une eau noire, enveloppant un corps en silence.





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