samedi 29 août 2015

Pleine lune





Sauf le respect qu’on doit aux dames, on pourrait parodier le mot cruel de Pierre Desproges sur Marguerite Duras : la poétesse Helmina von Chézy n’a pas seulement raté le livret de l’Euryanthe de Weber, elle a aussi écrit (six ans plus tard) Rosamunde, princesse de Chypre, pièce vaguement fantastique pour laquelle Franz Schubert a composé une musique de scène (D. 797) d’une heure environ, comportant, outre les entractes et des séquences de ballet, trois chœurs et une romance pour solo féminin (transcrit plus tard en lied). Le plus grand Schubert est là présent, et si la dette envers Beethoven et surtout Weber (pour les Chasseurs et les Esprits) est sensible, seul Schubert en son temps savait amalgamer ainsi l’élégance et le mystère, une ardeur viennoise de la danse et des abîmes de contemplation. Weber avait le génie des magies de l'air comme celui, chtonien, de la transe, mais sa musique ne communique pas ce sentiment simultanément délicat et douloureux qui anime Rosamunde de bout en bout.

Nous sommes à Vienne en 1823. Les opéras que Schubert vient de composer — Alfonso et Estrella, Les Conjurées (singspiel étincelant d’après Lysistrata d’Aristophane), Fierrabras — n’ont pas eu l’essor espéré et c’est l’époque aussi où il compose La Belle Meunière. Or son ami Josef Kupfelwieser le sollicite pour la musique de scène d’une pièce qui doit être créée au Theater an der Wien et où doit briller une actrice qui lui est chère : c’est Rosamunde, « grand drame romantique en quatre actes ». Il a fallu cinq jours à Helmine von Chézy pour en boucler le texte, qui semble aujourd’hui perdu.

Quelle perte ! Rosamunde, princesse de Chypre, a été fiancée dès l’enfance à un prince de Crète nommé Alfonso, mais en mourant son père l’a confiée à une femme de pêcheur, Axa. Âgée maintenant de dix-huit printemps, la jeune fille est convoitée par le méchant usurpateur Fulgentius. Comme elle le repousse, il prépare avec le secours de la magie une lettre empoisonnée : elle la décachettera, elle en mourra. C’est du moins le plan de Fulgentius, mais son émissaire Manfredi n’est autre qu’Alfonso, lequel organise un retour à l’expéditeur. Mort du tyran, Rosamunde est restaurée sur son trône et épouse Alfonso. Eh oui, c’est déjà fini… mais on vous a épargné des détails que vous ne pourrez pas lire de toute façon, et c’est bien fait. Deux représentations seulement, et adieu Rosamunde.

Pressé par le temps, Schubert réutilisa la brillante ouverture de sa Zauberharfe (La Harpe enchantée, 1820), elle-même adaptée, pour la partie introductive, de l’Ouverture dans le style italien de 1817 (en ré majeur D. 590, il en existe une autre en ut majeur D. 591).  Suivent dix numéros, l’ensemble totalisant une heure de musique.

n° 1 : Entracte après l’acte I
n° 2 : Ballet
n° 3a : Entracte après l’acte II
n° 3b : Romance d’Axa « Der Vollmond strahlt »
n° 4 : Chœur des Esprits « In der Tiefe wohnt das Licht »
n° 5 : Entracte après l’acte III
n° 6 : Mélodie pastorale
n° 7 : Chœur des Bergers : « Hier auf den Fluren »
n° 8 : Chœur des Chasseurs : « Wie lebt sich’s so fröhlich im Grünen »
n° 9 : Ballet

L’ouverture marque par rapport à sa source « dans le style italien » un changement de caractère très frappant. On quitte l’aménité rossinienne un peu courte, un peu factice, pour une animation plus sentie. Le cantabile du thème initial est équilibré par la poésie intense de l’orchestration, avec une écriture des bois typiquement viennoise, et l’allegro qui suit suggère cette fièvre intime de la danse que les Italiens du XIXe siècle n’ont guère approché. Comment qualifier d’ailleurs cette mélodie des bois, déployée sur l’inquiétude agaçante des cordes ? Comme l’Ouverture dans le style italien paraît banale alors ! Ce qu’on entend ici, c’est déjà, accommodé au brillant du théâtre, ce qui est si émouvant dans le mouvement mélodique et rythmique de la Neuvième symphonie en ut.

Le premier Entracte, écrit en si mineur, fait aussitôt glisser la poésie du côté du mystère, les accents vigoureux du début glissant vers une tendresse tourmentée qui fait à la fois penser à l’Inachevée et à Schumann. Le cours de la musique, ses couleurs, ses rapports entre rythme et mélodie sont imprévisibles, le caractère du morceau est à la fois volatile et sombre. Sous les impératifs du théâtre, le Schubert le plus intime se fait sentir, tandis que s’amorce cette effusion de tendresse presque silencieuse qui illuminera le troisième Entracte.

Le Ballet suivant reprend en fait la musique inaugurale du premier Entracte, développée dans un esprit plus léger de danse populaire à tempo retenu, avec des jeux de réponse entre les vents et les cordes. On voit ainsi que Schubert, dans le cours du même acte II, s’efforçait d’introduire une continuité organique et non simplement de disposer des intermèdes. Cependant l’analogie entre les n° 2 et 3 explique qu’au disque ils ne soient pas donnés successivement.

C’est le second Entracte qui distille vraiment l’angoisse, ostinato, sur un rythme de marche implacable, sur lequel s’agrègent des couleurs et des harmonies sinistres. On y trouve anticipés, à la fin, les accords initiaux du Chœur des Esprits : il s’agit en effet d’introduire à l’acte où Fulgentius s’adonne à la magie. Le morceau est court (moins de trois minutes et demie) mais son emprise est d’autant plus forte.




Construite sur un rythme de sicilienne, la Romance bénéficie de vers assez suggestifs, d’une clarté et d’une douceur funèbres dont la lune est l’image. Sans doute s’agit-il comme dans la « Chanson du Saule » d’Othello, d’une complainte chantée par Axa, à la fois détachée du drame et lui faisant écho. La voix soliste déploie une ligne particulièrement longue, d’un naturel extraordinaire, mais surtout d’un climat ambigu, ni vraiment serein ni purement mélancolique. Le charme mélodique est immédiat et on comprend que Schubert en ait fait un lied. Mais au piano, on perd les couleurs fondues des bois, leur sfumato extraordinaire, qui nourrissent en bonne partie la fascination qu’exerce cette musique.


Der Vollmond strahlt auf Bergeshöhn
Wie hab ich dich vermißt !
Du süßes Herz ! es ist so schön,
Wenn treu die Treue küßt.

Was frommt des Maien holde Zier ?
Du warst mein Frühlingsstrahl!
Licht meiner Nacht, o lächle mir
Im Tode noch einmal !

Sie trat hinein beim Vollmondschein,
Sie blickte himmelwärts ;
« Im Leben fern, im Tode dein ! »
Und sanft brach Herz an Herz.


La pleine lune resplendit sur le sommet des montagnes,
Comme tu m’as manqué !
Ô mon cher cœur ! il est si beau,
Le baiser de la fidélité.

Que me faisaient les atours charmants de mai ?
C’est toi qui étais mon rayon de printemps !
Lumière de mes nuits, oh souris-moi
Dans la mort, une fois encore !

Elle entra sous les rayons de la lune,
Elle leva les yeux vers le ciel :
« Dans la vie je fus loin, dans la mort je suis tienne ! »
Et doucement, cœur contre cœur, elle se brisa.





Le Chœur des Esprits (pour voix d’hommes seulement), soutenu par les cors, était destiné à être chanté en coulisse. Moins inquiétant qu’hiératique, il rappelle Weber mais plus encore ce Chant des esprits au-dessus des eaux que Schubert composa sur le fameux poème de Goethe. Mais ici la lumière est dans l’abîme, le savoir dans les ténèbres : Madame von Chézy joue de l’oxymore commode, d’un romantisme de bonne compagnie.

Avec le troisième Entracte, on touche à une de ces musiques qu’on croit avoir toujours connues quand on les découvre. Elle respire la tendresse et une nostalgie profonde, dont on comprend mieux les ressorts quand on sait que le thème initial, chanté aux cordes, est quasiment identique à celui de la sublime Berceuse sur un poème de Seidl (Wiegenlied D. 867), dont Elisabeth Grümmer a laissé une gravure définitive. On l’entendra en effet comme une sorte de rêverie triste sur ce qui est inaccessible, et ce sera si l’on veut la tendresse enveloppante de la mère. La forme rondo fait alterner ce chant lointain, « wie aus der Ferne », avec des séquences dévolues aux bois, dont la première est d’une qualité de mystère autant que d’évidence. On est dans un univers tout proche (on songe aisément aux évocations de la nature dans la Pastorale de Beethoven) mais aussi dans quelque chose de foncièrement étrange dont Schubert, semble-t-il, a seul la clé. On retrouvera cette musique comme matière des variations du second mouvement (andante) du Quatuor en la mineur D. 804.

Là encore, l’Entracte annonce la couleur dominante de l’acte IV, qui sera la douceur pastorale. Eh oui, encore des bergers… Le n° 6 est une Hirtenmelodie brève et discrète où seuls les bois jouent, comme de juste. Viennent alors se confondre l’écho du monde ancien, celui des sérénades mozartiennes pour instruments à vents, la tradition du chant populaire magnifiée dans la musique viennoise. Le Chœur des Bergers, magnifiquement parcouru d’une pulsation dansante et émaillé de solos sortis du chœur, réussit le tour de force de rassembler une couleur rustique et je ne sais quoi d’impalpable, aux confins de la féerie : c’est comme si on entendait en même temps les demoiselles d’honneur du Freischütz et les ondines d’Oberon. Les vers recyclent adroitement la topique inaltérable de l’idylle : célébration de la « Souveraine d’Arcadie » et du mois de mai dans les « vallées ombreuses » où « se taisent les souffrances d’un cœur amoureux ». Comme dans le troisième Entracte, on marie la familiarité naïve du connu et la distance du fantasme (les dernières mesures !). Dans cet effet de lointain paradoxal réside peut-être ce que cette musique a de plus intensément romantique.

En contrepoint, le Chœur des Chasseurs exalte un bonheur plus sportif, avec échos ténus des Saisons de Haydn. Échos vraiment, s’il est vrai que les éléments attendus (vigueur rythmique, accompagnement des cors) baignent eux aussi dans un climat moins terrien qu’aérien, texture et orchestration allégées, comme si les chasseurs du Freischütz s’envolaient en ballon sur un tempo de valse.

Ballet pour finir, qui pousse le plus loin la stylisation élégante de la danse populaire. C’est sans doute le morceau le moins prenant de l’ensemble, et pourtant, même là, le mystère est derrière la porte. Comme il est constant dans Rosamunde, Schubert, en « sublimant le caractère populaire au sein d’une texture compositionnelle raffinée », « révèle, derrière cette naïveté apparente, l’esprit et l’esthétique d’un authentique chambriste » (Michel Eeckeman).


Discographie de la Romance de Rosamunde

Pour la version originale, quelques noms célèbres déçoivent, parfois aussi à cause du chef : Anneliese Rothenberger avec Robert Heger (Emi), Ileana Cotrubas avec Willi Boskovsky (Berlin Classics), Elly Ameling avec Kurt Masur (Philips). Dominent à mon sens deux interprètes hors pair. Dans la version intensément poétique gravée par Bernard Haitink avec le Concertgebouw (Philips), c’est la voix de contralto d’Aafje Heynis qui déploie la Romance, maternelle comme personne, non moins irréelle. Mais au sein du disque de Claudio Abbado (DG, 1989), miraculeux de justesse, une Anne Sofie von Otter tient parfaitement son rang. Le timbre (couleurs, consistance) était à son zénith, et l’interprète ne raffinait pas la finesse, si bien que la voix semble flotter, sans sacrifier les mots, légère comme le vent de la nuit, et insérée dans le jeu des bois dans un parfait esprit chambriste.

Parmi les gravures de la Romance dans sa version lied avec piano, une fois déploré qu’on n’ait fait graver officiellement à Grümmer que six malheureux Schubert, il faut avoir entendu Irmgard Seefried dans ses jeunes années, inouïe, et, dans un esprit différent, plus large, plus majestueux, Margaret Price avec Sawallisch (Orfeo) : littéralement sublime. Mais on n’oubliera pas Arleen Auger dans un volume à elle dévolu de l’intégrale des lieder de Schubert chez Hyperion (1989). Combien ont chanté la Romance avec cette musicalité sans faille, ce chant moelleux et soucieux du texte, dominé dans le tout et dans le détail, mais aussi avec cette humilité, ce dépouillement, cet effacement presque qui laisse parler la musique et son mystère ? Ce n’est pas la splendeur de Price, mais la vertu de l’évidence. Tout ce disque est remarquable d’ailleurs, avec des curiosités comme les deux scènes de Métastase (Didone et Demofoonte), mais aussi Le Pâtre, Delphine, Thekla, ou l’autre Romance ensorcelante, celle de la comtesse Hélène dans Les Conjurées, avec clarinette obligée.






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