dimanche 7 septembre 2014

La sorcière est dans l’espalier : Armida de Haydn (1)




Haydn, Armida
Tours, Grand-Théâtre, 19 octobre 2008

Direction musicale : Jean-Yves Ossonce
Mise en scène : Gilles Bouillon
Dramaturgie : Bernard Pico
Décors : Nathalie Holt
Costumes : Marc Anselmi
Lumières : Michel Theuil

Armida : Daniela Bruera, soprane
Zelmira : Sabine Revault d’Allonnes, soprane
Rinaldo : Xavier Mas, ténor
Idreno : Jean-Marie Frémeau, basse
Ubaldo : Michael Bennett, ténor
Clotarco : Alexander Swan, ténor
Orchestre Symphonique de la Région Centre-Tours


Malgré des moyens bornés, le Grand-Théâtre de Tours s’est souvent signalé, sous la direction de Jean-Yves Ossonce, par une programmation judicieuse. C’est là par exemple qu’on pouvait voir Le Roi d’Ys il y a déjà plus de quinze ans ou ce Freischütz étonnant d’Olivier Py qu’a repris le Grand-Théâtre de Genève. On y a vu beaucoup Mireille Delunsch, parallèlement à Bordeaux : Rozenn, Agathe, Amelia, Mimi, et dit-on sa meilleure Violetta. Le choix d’ouvrir la saison, en prélude au bicentennaire de la mort de Haydn, par une production scénique de son Armida était déjà digne d’éloge. Je ne sais même pas si cet opéra avait déjà été représenté en France, mais il semble que des Haydn avaient été donnés en version scénique vers Orléans naguère. La taille de la fosse ne permet pas de toute façon un effectif orchestral très important, dans ce théâtre au charme désuet et aux strapontins délicieusement grinçants.

Le dernier opéra composé par Haydn est son Orphée londonien intitulé L’Anima del Filosofo, qui ne fut jamais donné en public avant 1950, et dont la création scénique eut lieu à Florence en mai 1951 sous la direction d’Erich Kleiber avec Maria Callas. Le compositeur distinguait de toute façon au sein de son œuvre lyrique le précédent opéra, créé en février 1784, Armida, dramma eroico, qui venait clore la série Haydn pour le théâtre princier d’Esterháza, qui reconstruit en 1780 après un incendie accueillait environ 400 spectateurs. Le compositeur a toujours joué de malchance avec les livrets, du moins dans le genre sérieux (une comédie comme L’Infedeltà delusa est dans son genre très réussie). Celui d’Armida languit parfois, mais l’œuvre reste assez ramassée. Le sujet est la délivrance de Renaud par les deux mêmes chevaliers que dans le livret de Quinault, sauf que le rideau se lève sur un Rinaldo qui, déjà installé au château auprès de sa maîtresse et de l’oncle sarrasin de celle-ci, s’apprête à conduire leur armée contre les chrétiens. Ubaldo et Clotarco déjoueront les pièges (la séductrice Zelmira leur est heureusement favorable) mais aussi la ruse d’Idreno, et parviendront à arracher le héros à ses amours.

Les actes I et II jouent ainsi sur l’indécision du départ de Rinaldo, qu’Armida reconquiert à la fin du premier acte (longue scène en duo) avant de le voir s’éloigner effectivement d’elle au second. La pâmoison de la magicienne (comme dans le Tasse et chez Quinault) entraîne de longs épanchements lyriques du héros, pris entre la gloire, la tendresse et le remords. Se réveillant abandonnée, elle chante un air de fureur dont la musique est très proche du Gluck italien (« Odio, furor, dispetto ») avant de rejoindre, fulminante, Rinaldo et Ubaldo dans leur camp : un imposant trio, qui clôt l’acte II, les oppose dans une solennité véhémente.

Jusque-là, les enchantements sont tenus en lisière de la dramaturgie, sauf dans la grande scène d’Ubaldo à l’acte I, en proie aux sortilèges, mais sans que la scène sollicite expressément la machinerie merveilleuse. On mesure d’ailleurs là combien, à ce moment de l’histoire du théâtre lyrique, Armide et son amant sont fortement sentimentalisés et définis d’abord par le tourment amoureux. Mais tout change avec l’acte III, qui musicalement est le sommet de la partition, s’il est vrai que sa richesse orchestrale (le prélude enchanteur de la forêt fait d’emblée songer à ce qu’on entendra dans La Création) et le développement dramatique continu de la musique sont particulièrement séduisants.



En même temps, la scénographie gagne en importance avec la magie du tableau sylvestre, qui est pour le coup adapté du chant XVIII de la Jérusalem délivrée (octaves 18 à 38), lorsque Renaud réussit là où Tancrède avait échoué au chant XIII, c’est-à-dire à rompre le sortilège de la forêt profonde et noire qui se transforme à son approche en séjour voluptueux où le miel ruisselle des végétaux. Le librettiste transpose cet épisode fantasmatique où les arbres font sortir de leur sein fertile des nymphes « telles qu’on les voit sur la scène », qui viennent à la rencontre du héros. La forme d’Armide elle-même sort du tronc d’un myrte énorme, enjôle son ennemi puis le brave, sans pouvoir l’empêcher de briser l’arbre fatal, d’où un cataclysme qui dissipe l’enchantement. Dans l’opéra, le livret fixe ainsi le décor de l’acte III : « Un bois terrifiant, au milieu duquel on voit un myrte particulièrement touffu » dont le tronc s’ouvrira pour faire paraître une Armida funèbre et suppliante, « pallida, e contrafatta co’ capelli sparsi, vestita di nero con verga magica in mano ».

On retrouve là, plus nettement que chez Quinault, la duplicité du spectacle magique : à la fois prodige enjôleur (comme le chant des oiseaux, les nymphes escortent la cantilène gracieuse de Zelmira) et espace de mort (le locus terribilis, la parure noire de la magicienne qui implore une pitié suspecte). Par parenthèse, la scène ne préfigure pas seulement la séduction de Parsifal au jardin de Klingsor mais fait aussi penser à la première apparition de la Reine de la Nuit émergeant du sein de la montagne. En tout cas, la force théâtrale de cet épisode vient d’une équivoque poétique dont le décor est un élément capital. La fin de l’acte sollicite encore la pompe du spectacle (surgissement des Furies, orage, disparition de la forêt, apprêt d’un char infernal pour le sextuor conclusif). Plusieurs documents, cités par H. Robbins-Landon, attestent d’ailleurs la dépense pour la création : le costume d’Armide était tissé d’argent et d’or, la machine du dragon tirant son char fut exécutée d’après un modèle viennois, et les arbres de la forêt avaient un tronc assez large pour contenir les figurantes chargées de jouer les nymphes diaboliques.

Il n’est certes pas question de prétendre ressusciter à toute force la magnificence d’un opéra de cour, mais au moins de mesurer à quel point la dramaturgie prend appui sur les jeux plastiques et spectaculaires de la scène. Sur ce point, la production de Tours offre un acte III particulièrement pauvre et laid : c’est paradoxalement quand il y a du grain à moudre scéniquement que le spectacle fait long feu. En fait de forêt inquiétante et enchantée, nous retrouvons le plateau incliné et partagé par une crevasse qui depuis le début lézarde le sol et le mur du fond de scène, mais cette fois occupé par un lit disposé en biais, et lui aussi fendu par cette faille dont le symbolisme pesant dit au moins quelque chose. Zelmira finira son air enjôleur en s’étirant sur ce lit lascivement, c’est de bonne guerre. Hélas, en fait de forêt, on nous servira les deux figurantes suivantes d’Armide, tenant de pauvres rameaux, et coiffées d’un chapeau haut de forme : Willkommen, bienvenue, welcome ! Armide surgit côté cour, puisqu’en fait de myrte, on trouve une espèce de grosse liane en chiffon blanc et vert tombant des cintres, assez piteusement. L’orage sera en service minimum, on s’en doute. Le costume d’Armide est en revanche assez heureux, qui combine robe d’apparat noire, équipage de cavalière (on aperçoit ses cuissardes), et truc en plumes (imitation corbeau, brrrr). Daniela Bruera a beaucoup de prestance, il est vrai.

L’acte I avait commencé dans un décor qui rappelle aussitôt l’Alcina de Carsen : Rinaldo, Idreno et Armida, en habits de soirée mais tout blancs, sont réunis à une longue table desservie. Le tableau de la montagne effrayante où erre Ubaldo se tiendra dans ce même décor blanc et nu, qui fait seulement varier le fond de scène, ouvert sur un ciel azuré ou lunaire ou occulté par un fond noir. Les duos d’Armida et Rinaldo se jouent évidemment pieds, nus, enlacés à même le sol, où s’évanouit Armida sans ornements inutiles. Bref : les moyens sont limités sans doute, mais l’imagination aussi chez Gilles Bouillon, par ailleurs directeur du Centre dramatique de Tours. Le long duo de l’acte I par exemple pèche par un défaut d’intérêt théâtral, confirmé par la régie du dernier acte.


Il est vrai aussi qu’Armida est un opéra qui appelle non seulement de bons musiciens, mais des personnalités dramatiques. D’ailleurs, difficile de faire vivre par exemple la virtuosité du premier air d’Armide, aux vocalises assez banales (on n’aurait rien de tel chez Mozart, il me semble). L’équipe réunie à Tours est inégale, mais surtout manque d’interprètes plus inventifs. Si l’on considère le rapport du talent et des exigences du rôle, la palme revient sans doute à Zelmira. Sabine Revault d’Allones souffre pourtant d’une voix assez métallique, qui pour un tel rôle manque de rondeur et de suavité, de galbe aussi, avec un timbre parfois acide qui évoque aussitôt ces chanteuses françaises des années 60 qu’on peut entendre dans les opéras publiés dans la série « Gaîté lyrique ». Reste qu’on échappe à l’écueil de la voix de soubrette, et que la présence scénique est à la hauteur d’un chant à peu près impeccable, puissant si nécessaire, et dont la sobriété réjouit quand on a essuyé la Zelmira à grimaces de Patricia Petibon en concert avec Harnoncourt. Les tenues enflées et diminuées dans « Tu mi sprezzi » sont parfaites, le phrasé intelligent, le souffle dominé, les staccatos dans « Torna pur al caro bene » sont d’une précision sans faille et d’une belle économie.

Le vétéran Jean-Marie Frémeau fait encore valoir, outre de l’autorité et un excellent italien que plus d’un sur le plateau peut lui envier, un organe noir et mordant. Les aigus plafonnent, le trille est un fantôme, question d’âge sans doute. Des deux chevaliers, l’un offre une voix un peu mâchée pour l’air « Ah si plachi il fiero Nume », qu’Anthony Rolfe-Johnson chantait si bien dans la version Dorati. Mais que dire de son compagnon ? Voix inconsistante, blanche, affreusement nasale, chant constamment vacillant, et pour tout arranger un italien dépourvu d’une accentuation convenable et qui sonne comme une langue non identifiée. C’est après coup que je me suis rendu compte que ce ténor avait chanté à Aix, et avec le plus grand succès, la Folle du Curlew River de Britten en 98 avant de revenir au Festival pour des petits rôles du Couronnement de Poppée avec Minkowski, puis en Don Curzio des Noces.

Dans le rôle de Rinaldo, Xavier Mas était annoncé souffrant, si bien qu’il est délicat de juger d’une interprétation cependant mieux qu’honorable : musicalité, élégance, physique du rôle, autant de qualités. Le pauvre est mis à l’épreuve dès le début de l’opéra, avec l’air de panache « Vado a pugnar contento », avec ses guirlandes de vocalises et ses attaques traîtresses dans l’aigu sur iiiidolo. On sent que Mas chante à l’économie, mais par la suite il sera plus généreux et parviendra finalement au bout de la représentation sans que le public doive se résigner à l’indulgence. La personnalité est sans doute trop timide pour habiter le texte et le rôle, et pour soutenir la longueur du monologue « Cara, è vero ». De même, le grand duo qui clôt l’acte I paraîtra un peu dépourvu de tension. Question peut-être encore de timbre : il n’est pas sûr que la lumière suave du ténor de Mas soit une aide pour un rôle qui s’accommode bien de quelque chose de plus mâle et assis. Waldemar Kmentt ou le jeune Torsten Kerl (à Schwetzingen) y ont été d’ailleurs très intéressants.

La soprane sarde Daniela Bruera, brune, au regard ardent, devrait être la magicienne de l’action. Elle fait d’abord excellente impression, par la présence et le port, dès la première scène, avec quelque chose qui de loin, dans un mouvement de bras, dans l’inclinaison du cou, rappelle Anna Caterina Antonacci. Elles ont d’ailleurs chanté ensemble dans l’Armide de Gluck à la Scala, où Bruera était distribuée dans un rôle de comparse, et non (sauf erreur) dans le rôle-titre comme on le lit le programme de salle. Son répertoire est d’ailleurs plutôt celui d’un soprano lyrique léger (Susanna, Despina, Norina, Adina, Eudoxie, Elisetta du Mariage secret, Nanetta, Musetta) mais elle chante aussi Gilda ou Violetta. La voix est assez colorée avec un beau medium. Le chant manque cependant de personnalité lui aussi, et de tour. Rapidement on perçoit que le contraste entre le forte et l’aigu piano forme la base de son vocabulaire expressif, trop systématiquement pour ne pas lasser. Et pour cause, l’air de l’acte I révèle les limites de l’interprète dans la virtuosité mais c’est surtout l’air de fureur suivant qui expose une gêne dans la maîtrise des écarts dynamiques : c’est à grand peine qu’elle surmonte les montées sur « Ho cento smanie al cor », le texte étant même remplacé dans la péroraison par des a piqués… À l’acte III, la composition théâtrale est soignée, mais vocalement cela manque décidément de liberté et d’un sostenuto qui donnerait sa séduction vénéneuse au merveilleux « Ah, non ferir ». Cette Armida à moitié assumée touche cependant.

Au bout du compte, c’est l’orchestre qui triomphe au terme de la représentation. Son rôle, dans un opéra conçu dans un esprit ouvertement symphonique, est crucial il est vrai, et on ne peut trop admirer Jean-Yves Ossonce d’avoir non seulement obtenu une cohésion suffisante de son ensemble, avec des vents remarquables (les musiques martiales sont exécutées avec un style élégant et une mobilité impeccable), mais encore produit une ductilité, une respiration, un sens de la pulsation qui animent constamment le discours musical. L’ouverture paraît d’abord un peu prudente, mais le sens de l’équilibre s’impose par la suite avec celui de l’articulation et de sa variété, c’est-à-dire aussi l’habileté à éviter la lourdeur où tombait parfois Dorati avec l’orchestre de chambre de Lausanne : il suffirait de comparer l’accompagnement des airs d’Idreno, par exemple. L’attention aux chanteurs est constante, le discours relancé avec soin (sauf peut-être dans la fin de l’acte I, décidément périlleuse), la poésie de l’acte III amoureusement cultivée.