jeudi 27 mars 2014

Janet Baker (2) : Orfeo de Gluck







Gluck, Orfeo ed Euridice (arr. Leppard)
Festival de Glyndebourne 1982

Orfeo : Janet Baker
Euridice : Elisabeth Speiser
Amore : Elizabeth Gale
Chœurs du Festival de Glyndebourne
London Philharmonic Orchestra
Direction : Raymond Leppard
Mise en scène : Peter Hall
Captation vidéo : Rodney Greenberg
1 DVD NVC Arts


C’est au cours de la saison 1981-1982 que Janet Baker se retira de la scène, à moins de 50 ans, faisant ses adieux dans les trois théâtres où elle s’était illustrée : au Covent Garden de Londres (Alceste de Gluck), à l’English National Opera (Maria Stuarda de Donizetti) et enfin au Festival de Glyndebourne où elle avait débuté modestement dans les chœurs (cet Orfeo de Gluck). Ces trois ultimes performances ont été fixées par divers enregistrements : Maria Stuarda (en anglais) est parue en CD comme en DVD (avec Rosalind Plowright et David Rendall) ; l’Orfeo était paru en disques chez Erato dès 1983 avant ce DVD, et l’Alceste intégral a été publié en CD par Ponto puis très officiellement, dans un meilleur son, par le Royal Opera House de Covent-Garden. Baker y est stupéfiante, royale et tellurique, rendant enfin justice au rôle sans doute le plus difficile de Gluck, trop souvent figé dans une impavidité marmoréenne (Flagstad, Norman) ou desservi par des voix trop timides (Von Otter). Il faut d’ailleurs souligner combien cette saison-là Baker paraît en pleine possession de ses moyens vocaux : se retirer ainsi est admirable. Un film documentaire récapitulant la carrière de Baker, et qui porte le même titre que ses mémoires (Full circle), propose des extraits de ces trois spectacles d’adieu : il a été reporté en DVD.

Le DVD de l’Orfeo immortalise ainsi Baker dans un rôle qu’elle avait abordé dès 1959. À l’ascendant vocal extraordinaire de la cantatrice dans la musique de Gluck (voir son récital Philips de 1975) la vidéo ajoute la force de l’image : Baker est fascinante de gravité, de douleur rentrée, de majesté, tout cela se lit sur son masque d’actrice. Tout le monologue « Che puro ciel ! » est inoubliable, par son mélange de tendresse et de tristesse, soutenu par le port de l’interprète, qui presque immobile, très droite en scène, impose une présence magnétique qui fait oublier les oripeaux de la production.

Car Baker domine, impériale, un ensemble désespérant, tant scéniquement que musicalement. Le spectacle de Peter Hall compte probablement parmi les choses les plus laides et les plus triviales produites sur la scène anglaise à la charnière des années 70 et 80 (du même tonneau, on a un Idomeneo folklorico-ethnique de Glyndebourne dirigé par Haitink). On ne dira pas que c’est beau comme l’antique : convention retapée, fardée, en empruntant tantôt au néo-classicisme des années 1920 (ces Champs Élysées bleutés… c’est comme si Bilitis et la duchesse de Windsor se rencontraient dans un clip pour déodorant), tantôt à Rocky Horror Picture Show (je ne fais pas allusion à Rockwell Blake). Qui n’a pas vu les Furies travesties en macaques accroupis et cabriolants, barbiche au menton et barbiche au cul, en train de peloter Baker, n’a rien vu. Dans la déploration chorale du premier acte, on est entre l’art déco et le folk, avec deux gamines déguisées en ange qui viennent poser un pot à feu sur la tombe d’Eurydice. J’avoue que terrifié par le générique du DVD, je n’ai pas poussé jusqu’au dénouement, puisqu’apparemment les deux protagonistes y dansent une sorte de bourrée dans la forêt de Sherwood.

J’oubliais de dire que l’Amour est rose et doré, comme chez Brigitte Fontaine, affublé d’une perruque à paillettes et d’une tunique lamée, et qu’il semble descendre des cintres du Casino de Paris, et qu’Eurydice est drapée dans une robe bleue antiquisante et très échancrée, qu’on trouverait hardie si elle n’était coiffée comme Marie-France Garaud. La malheureuse chante son air du 3e acte en rampant au sol, c’est particulièrement trivial, pour ne rien dire de « Che faro senza Euridice », chanté par une Baker agrippée au corps de Speiser qu’elle caresse et berce vaguement. Je ne voudrais pas être pointilleux sur l’article du veuvage, mais une Ombre, ça ne se tripote pas. Virgile n’aurait vraisemblablement pas aimé les « idées » de Peter Hall : dans ces Enfers-là, d’ailleurs, on ne songe visiblement qu’à se toucher… ça n’arrête pas ! La régie se résume à peu près à ce petit manège tactile qui déraille plus d’une fois dans… comment dire ?

Musicalement, les déconvenues sont constantes. Leppard est atroce, je crois ne l’avoir jamais entendu si grossier, poisseux même, sauf dans son Dardanus à la mélasse. Si on excepte la Danse des Furies, où enfin l’orchestre a un peu de tenue (mais vu le spectacle qu’on nous impose : Janet goes to the zoo…), c’est un désastre. Rien à voir avec le récital Gluck de Baker pour Philips, où Leppard avait une autre tenue. Ici, c’est informe, pataud, sans grâce ni expression, appuyé quand il faudrait être fluide, constamment prosaïque, avec des détails d’orchestration soudain soulignés au zoom (traits de flûte en particulier). Nul lyrisme, ça se traîne, le ballet des Ombres heureuses sonne comme une mauvaise musique de film… Bref, c’est consternant avec régularité. De surcroît, la partition jouée est un invraisemblable tripatouillage : version Berlioz, mais repassée en italien, à quoi on ajoute un clavecin pour faire philologique. Comme Virginia Woolf, la leppardization (puisque le mot était déjà en usage chez les Anglais) a encore frappé : sort cruel ! quelle (absence de) rigueur ! Découvrir l’œuvre dans ces conditions doit assurément ne pas disposer à aimer Gluck. Il y a eu bien pire depuis – ciao Roberto ! tu as repassé le permis, grand fou du volant ?

Les chœurs, c’est une surprise, sont mauvais. Sonorité hétérogène, timbres masculins assez laids, italien minable, sans couleur et mal articulé. Passe encore pour Cerbère et les Larves… Elizabeth Gale est disons efficace, mais sans grâce ni surtout personnalité : oubliée sitôt entendue. Plus grave, l’Eurydice dElisabeth Speiser Speiser : un italien raide comme une trique, ou plutôt à l’image de son chant scolaire. Aucune imagination, aucun frémissement, tout est quelconque. Le rôle a beau être court, il n’est nullement inconsistant : Elisabeth Söderström ou Margaret Marshall ont livré le meilleur, en relief et en poésie, de cette figure de théâtre, qui sait être impérieuse comme une Junon.

Reste Janet Baker – seule. Même si l’italien n’est pas son point fort, toute son interprétation peut prétendre au rang de modèle. Majesté, nuances, phrasé subjugant, émotion continue, le tout dépourvu de tout effet vocal. « Che puro ciel ! » touche au sublime par sa douleur méditative, mais l’économie des mouvements du récitatif bouleverse. Le tout premier récitatif, après le chœur d’entrée, saisit par des couleurs de cendre. « Numi, barbari Numi ! » est prodigieux, mais plus encore le désespoir démonique qu’exhale le récitatif qui suit « Che farò senza Euridice ». Les lamentos se déploient bien sûr avec magnificence et émotion. L’air vocalisant qui clôt l’acte I montre Baker prudente sans doute, mais d’une tenue et d’une gravité parfaite. Seul le dialogue avec Eurydice déçoit, par défaillance de la partenaire. Un témoignage capital donc, à la rubrique Vox clamantis in deserto.