dimanche 12 janvier 2014

La Fervente




Karina Gauvin
Ensemble Les Boréades, dir. Frédéric Colpron
Paris, Salle Gaveau, 26 mars 2009

Antonio Vivaldi
¶ Laudate pueri en ut mineur R. 600
Airs de Costanza (La Griselda) : 
« Ritorno a lusingarmi »« Ombre vane, ingiusti orrori »
¶ In furore justissimae irae R. 626

En bis :
Purcell, « Strike the viol » (Ode Come ye Sons of Art)
Haendel, « Lascia ch’io pianga » (Rinaldo)
Purcell, « Now the night is chac’d away » (The Fairy Queen)


La tournée Vivaldi de Karina Gauvin s’achevait à la salle Gaveau où, accompagnée par le même ensemble, elle avait donné deux saisons plus tôt son magnifique programme Purcell (disque paru chez Atma en 2006). Le titre donné au concert pèche par un fâcheux spinosisme : Vivaldi furioso ? À part le début du motet In furore, rien de tel, et ce n’est pas les deux concertos pour flûte à bec donnés en complément avec Frédéric Colpron qui auront jeté l’auditoire dans la transe. Il est sans doute injuste de parler ainsi, mais mon aversion pour la flûte à bec est viscérale ; je trouve le spectacle du flûtiste quasiment obscène, et les idées répétitives de l’illustre Roux n’aident pas à embrasser la cause.

Non pas furioso donc, ni même un énième baroque spectacular (les amateurs de voltige en seront pour leurs frais), mais la poésie et la ferveur. Le cirque Agitatadadueventi n’est pas dans votre ville : de La Griselda sont ici extraits le galbe enjôleur de « Ritorno a lusingarmi » (avec flûte obligée) et l’air pathétique « Ombre vane ». Ce ne sera pas non plus le célèbre Laudate pueri virtuose à suraigus (R. 601), rendu célèbre autrefois par un disque de Magda Kalmar, mais son jumeau en ut mineur, plus secret, plus dévot. Ce motet, Karina Gauvin l’avait gravé au début de sa carrière, vers 1998 (Analekta, 1997). Réécouter le disque aujourd’hui fait mesurer tout ce que la grande Québécoise a conquis en couleurs, en ampleur, en corps, en imagination, en force persuasive. Le disque la fait entendre excellente déjà, impeccable et sensible, mais claire, peu expansive, encore trop « bonne élève ». À Gaveau, le Laudate pueri l’impose d’entrée par le rayonnement charnelle du chant, toujours souple et toujours rigoureux, mais encore par la profondeur, la résonance de l’expression.

Car une chose est de déployer variété des couleurs, longueur de souffle, modelé de la ligne, maîtrise dynamique, clair-obscur, mi-voix parfaitement timbrée, bref tout ce qui fait de Gauvin un admirable soprano dans ce répertoire ; une autre est de subordonner tant de qualités plastiques, hédonistes, à l’éloquence du texte. L’air d’Almirena en bis résumerait à lui seul cet art et ses respirations souveraines. Qui l’écoute perçoit bien sûr les richesses contrôlées de cette voix, d’où naît un vrai plaisir, mais ce qui touche dans le fond, c’est cette puissance de communication grâce à laquelle la poésie musicale anime et porte la parole.

Pour le dire autrement, l’art de Karina Gauvin dépasse la seule science vocale : il incarne la ferveur du psaume Laudate pueri d’une manière vigilante, pleine, qui ne néglige jamais les ombres au sein de la gloire, ni la chair dans la dignité. Quelle intelligence ! Dès le premier verset en ut mineur, l’euphorie de l’action de grâces est empreinte de gravité et de cette urgence à dire, sans perdre de la plasticité des courbes. « Sit nomen Domini », si typique du Vivaldi stellaire, est suspendu dans l’espace des temps sans être éthéré. La pulsation et le geste enveloppant dans « A solis ortu » sont servis tout autant par l’ensemble orchestral (2 violons, 1 alto, 1 contrebasse, 1 violoncelle, 1 théorbe, 1 orgue ou clavecin) que par la cantatrice. Si la violoncelliste manque un peu de fluidité dans « Excelsus super omnes », le violon solo ravit dans l’architecture mouvante du « Quis sicut Dominus », se déployant comme une danse majestueuse, obstinée, autour de laquelle s’enroule le verbe du soprano, qui prend un ton imperceptiblement inquiet pour évoquer celui « qui s’abaisse pour regarder dans le ciel et sur la terre ». L’esprit de révérence et de mystère est bien présent. Ce sens frémissant de la dévotion, on le retrouve avec  les lignes merveilleusement conduites pour l’élévation du « Gloria Patri » : c’est souverain, et pourtant c’est humble. Nous y voilà. Dans l’Amen conclusif, c’est tout le corps qui participe au souffle de cette parole urgente, au bord du spasme dans les syncopes ultimes.




Après l’entracte, place aux airs de Costanza. Le premier est certes charmant, mais c’est le second qui est du grand Vivaldi, surtout chanté de la sorte. Cet « Ombre vane » fascine d’abord par la manière dont Gauvin fonde l’expression sur les changements de couleur de la voix, qu’elle sait ombrer (justement), moirer, jusqu’à lui donner quelque chose qui transgresse l’hédonisme vocal. Ceux qui ont entendu son Alcina de Haendel ou sa Circé de Leclair savent de quoi il retourne. Mais le plus impressionnant, c’est son art d’approfondir l’expression et pour ainsi dire d’élargir l’espace musical dans le da capo. Elle orne très peu (on peut en être frustré) et privilégie la lisibilité de la phrase, mais le jeu dynamique des intensités, des textures, des couleurs encore produit un effet extraordinaire de progression dans le retour du même. De la sorte, la tension d’ensemble de l’air, son dessin poétique sont admirablement réalisés, sans jamais un effet ostentatoire.

Concluant le programme, le motet In furore allait peut-être encore plus haut, sans l’effervescence ornementale d’autres interprètes fameuses. Là encore, je conçois qu’on puisse désirer plus d’emportement, plus de brillant dans le premier air, dont il convient de remarquer que le texte exprime non pas la colère mais l’angoisse du coupable. Peu importe quand on est conduit jusqu’au second, qui était peut-être le sommet de la soirée. Mélodie jouissive, pénétrante, mais chargée de célébrer le don des larmes :

Tunc meus fletus 
        Alors mes pleurs
Evadet laetus 
        se répandent heureux
Dum pro te meum 
        tandis que devant toi
Languescit cor. 
        mon cœur défaille.
Fac me plorare, 
        Fais-moi verser des larmes,
Mi Jesu care, 
        Jésus bien-aimé,
Et fletus laetum 
        et ces pleurs
Fovebit cor.         
        réconforteront mon cœur.


Avec un air comme celui-là on est au cœur de la dévotion baroque et de l’expression ambivalente de la pénitence, où l’effusion lacrymale, qui vide et qui renforce, se tourne en bienfait et, dans la musique, en beauté et en plaisir. Un mot est particulièrement frappant à la fin de la première partie, d’ailleurs répété et souligné chez Vivaldi par un mélisme lancinant : languescit. Il est à peu près impossible de rendre exactement par un mot simple ce que ce verbe exprime. La traduction que j’ai sous la main parle d’un cœur qui s’attendrit, ce qui fausse un peu les choses. Au sens strict, il s’agit de langueur, c’est-à-dire d’affaiblissement physique, d’extinction des forces vitales : c’est le vocabulaire de la mort avant d’être celui de l’amour. Le verbe s’emploie en latin pour la fleur qui se fane, la lune qui s’obscurcit, le feu qui s’éteint. De même on a de Schubert un offertoire pour soprano intitulé Totus in corde langueo (enregistré par Gauvin, et par le jeune Cencic). À présent, on est frappé par le fait que dans cet air de Vivaldi ce consentement à l’extinction se développe ainsi avec tant de plénitude et de volupté. Le chant de Gauvin donne à entendre ce mélange d’accablement et de ferveur planante, en jouant sur l’ambiguïté du texte et de sa mise en musique. Et là encore, l’approfondissement du da capo creuse la répétition, lancinante, tout en nous conduisant dans un lieu qu’on aurait bien de la peine à nommer. Alors, l’Alleluia n’est pas ce retour rassurant à la jubilation univoque, mais l’exhalaison d’un désir inquiet, presque d’une angoisse : non pas le terme, mais le chemin.     

Pour ce motet, Karina Gauvin chantait sans partition (auparavant, elle la consultait à peine, il est vrai), placée au centre devant les musiciens (il n’y a pas de chef pour battre la mesure). Sa puissance de communication intégrait les bras et les mains, bras et paumes ouverts le plus naturellement du monde dans l’acte de chanter, tendus, offerts généreusement vers l’auditoire. Aucune pose en l’occurrence : ces gestes sont tellement incorporés à la ferveur du chant, à la transmission de la parole, qu’on songe aux chanteuses de spirituals. De fait, quelque chose se passait de rare, de l’ordre de l’influx si l’on veut, ou tout simplement du don généreux, comme peu de cantatrices en sont je crois capables à ce degré d’évidence. Et je me disais : là voilà en acte, sans falbalas, cette rhétorique dont tant de gens se gargarisent ; elle est là tout entière, infuse, diffuse, elle captive d’autant mieux qu’elle ne s’exhibe pas ni ne se monnaye en maniérismes.

Les bis sont présentés avec ce sourire cordial, familier. Karina Gauvin est ce qu’on appelle une belle personne. Ce furent deux extraits de Purcell, dont le « Now the night » de Fairy Queen, avec ses vocalises pointées, ses phrases rayonnantes. L’air de l’Ode pour la reine Mary est porté comme rarement, paraissant inventé au fur et à mesure avec un sens jouissif de la relance. Dans les deux cas, la complicité avec les musiciens est belle à voir, et Gauvin leur serrera la main à chacun à la fin. Mais auparavant, on aura eu « Lascia ch’io pianga », et quand la musique s’arrête, on croirait en avoir oublié toutes les autres interprètes.


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2 commentaires:

  1. Pardon, je suis hors sujet ... mais qui est Magda Kalmar ?

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  2. Une Hongroise à la voix ravissante et légère, un vrai charme. Vers 1980 son disque Vivaldi chez Hungaroton était très célèbre (on n'était pas encore submergé, heureuse époque). Elle a aussi enregistré Glauce dans l'intégrale Sass de Medea, et Vespina (le rôle de Mathis) dans L'Infedeltà delusa.

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