vendredi 29 novembre 2013

« Je t’attendais »




Berlioz, La Damnation de Faust
Toulouse, Halle aux Grains, 16 janvier 2010
Faust : Stuart Neill
Méphistophélès : Willard White
Marguerite : Anna Caterina Antonacci
Brander : René Schirrer
Orfeon Donostiarra (dir. José Antonio Sainz Alfaro)
Chœurs d’enfants La Lauzeta (Toulouse) et Variabilis (Condom)
Orchestre national du Capitole
Direction : Tugan Sokhiev


Peut-on rendre convenablement Berlioz sans subordonner l’expression vocale au sentiment de la langue et sans susciter les imaginaires enclos dans le livret ? Là était sans doute la question, et l’épine. Tugan Sokhiev dirige certes cette Damnation avec autant d’allant et d’élégance que de vivacité et de couleurs, à la tête  d’un orchestre  dont  la cohésion est parfois mise en péril  (le début a été incertain). Superbe cor anglais, qu’Antonacci fera se lever pour l’associer à son succès ; mais le hautbois de la Course à l’abîme m’a semblé bien lisse et sans surcroît d’imagination. Malgré une poésie réelle dans les morceaux les plus vulnérables à une interprétation unidimensionnelle, on se défend mal d’un sentiment diffus de superficialité, comme si la faculté de produire les fantasmagories de la légende n’était pas réalisée. C’est du reste la première fois  que je voyais diriger Sokhiev, et il m’a paru mal résister à la tentation de diriger pour la galerie, comme perpétuellement sous l’œil d’une caméra. Séduction sonore sans doute, en définitive, mais pour le climat de trouble et de stupeur ? Les deux premières parties surtout auront pâti d’une tension insuffisante, mais la responsabilité en revient assurément aux participations vocales.

Michel Plasson a quitté la direction de l’Orchestre du Capitole depuis un certain temps déjà mais le chœur de San Sebastian qu’il invitait constamment est toujours là, avec ses hommes blanchis sous le harnois ; le programme précise qu’il est considéré comme « le plus important  groupe choral d’Espagne ». La substance est là, la couleur assurément, mais dans une partition si difficile la précision du trait manque parfois, dès la ronde des paysans, et le départ du chœur du sommeil était assez laborieux. Mais surtout on ne comprend pas un traître mot du texte, sauf le latin, ou quand on le devine, surgit le spectre de la vache espagnole : « quél é cét  hommé ? », « Villés einturés dé mirs », etc. Le résultat ne diffère donc pas beaucoup parfois d’un Requiem allemand jadis dans cette Halle aux Grains, ânonné dans une langue inconnue (sauf qu’alors Plasson s’employait à dénerver méthodiquement la musique). Il est bien entendu que la maîtrise musicale de la partie chorale est déjà redoutable, y compris pour la netteté des paroles, mais à noyer ainsi le verbe dans cette indifférence, c’est une bonne partie de l’esprit de la musique qui s’évapore.

Dans le rôle de Faust, Stuart Neill fait valoir une voix imposante, brillante mais corsée, homogène, d’une puissance qui ne l’empêche pas de réaliser les nuances piano prescrites (sauf pour une des terribles montées sur « Qui te cachait encor » dans le duo d’amour). La voix est bien là – pour le reste, on est tenté de dire que l’interprète est moins absorbé dans sa  graisse que dans ses ténèbres. Car si la diction est très bonne dans l’ensemble, l’impression naît vite, tenace, que le ténor chante un texte appris phonétiquement, syllabe après syllabe, sans qu’une seule phrase dise quelque chose. Le drame du rôle est là tout entier : qu’y fera la voix seule, si rien ne parle, si rien ne communique contemplation, frémissement, lassitude, désespoir, ivresse, vertige ? C’est le même ton du début à la fin, et si vertige il procède d’une absence de sensibilité. Rien ne passe, même pas dans « Allons, il faut finir ! », et les « Margarita ! » semblent uniquement préoccupés du placement de la voix. Pour comble de disgrâce, le  rythme est plus d’une fois approximatif et la vigilance du chanteur semble singulièrement vaciller dans les deux dernières parties. Le duo en devient bruyant, mais surtout l’Invocation à la nature est d’un prosaïsme fatal, et se défait : « où s’élan-an-an-ce le (inspiration) désir ».

Aux côtés de ce Faust inerte avec éclat, il y avait un véritable artiste, chez qui tout manifeste l’intelligence et la subtilité. La voix de Willard White est peut-être fatiguée, il lui arrive d’accrocher un peu, et son français est plus embarrassé, mais l’interprète est magnétique, impénétrable, plus mystérieux qu’ironique, hors de cliché. La Chanson de la Puce ou la Sérénade sont données avec une classe et une concentration qui ne laissent à peu près rien à désirer. Esprit, es-tu là ? Oui. « Voici des roses » était moins libre, inégal de sonorité, mais la déception venait surtout  du dialogue avec Faust avant la Course à l’abîme, car dans cette écriture récitative où tout procède de la parole cursive White est démuni, et devient soudain scolaire.

Et puis, il y avait Anna Caterina Antonacci, en grande forme vocale. Avec elle, toute la langue de Berlioz, et l’univers que porte cette silhouette nommée Marguerite. « Car tu n’avais eu qu’à paraître », comme chante l’autre. Il suffit qu’Antonacci s’avance, vêtue de gris, s’assoie, le buste droit, le visage impassible mais le regard perdu, et même si le début de la troisième partie ne fait entendre que les trompettes au loin dans le soir qui tombe puis l’air de Faust, on ne perçoit, on ne sent qu’elle, et on contemple ce corps, ce visage, où sont concrétisés déjà le personnage et son drame, que Berlioz ne traite que par ellipse. Le nom de ce drame est l’attente. Elle est là, et elle attend. Elle pourra bien dire plus tard à un songe fait homme «  Je… t’attendais » : tout est déjà là. L’arcade du sourcil, assombrie par l’éclairage vertical qui enveloppe le regard dans un clair-obscur, est soucieuse, mais le masque est majestueux, sans diminuer jamais cet effet de tension et d’attente. Comment cette femme fait-elle pour installer ainsi la pleine poésie du rôle avant même d’avoir ouvert la bouche ? Comment louer cette manière d’incarner plus qu’un personnage, la musique qui le constitue, de faire voir sans bouger, insensiblement, cette inquiétude indéfinissable, qui se diffuse alors ?

La Ballade de Thulé peut paraître un rien trop étudiée : non que l’expression soit affectée, mais la pensée de la musique par l’interprète et sa pensée de la langue sont peut-être trop sensibles. Mais c’est aussi qu’enfin dans ce concert la musique retrouve ses mots, nets, exacts, subtils, définis et suggestifs. Pourtant le génie m’a paru saisissant dès les vers évasifs  du récitatif, où l’incroyable légèreté de texture et la délicatesse du coloris installent une grande tension expressive. Rien n’est dramatisé là de façon ordinaire. « Que l’air est étouffant ! » : les premiers mots frémissent à peine, la couleur est livide, le son ténu, et l’entrée aussi aérienne que l’angoisse est palpable. L’évocation du songe, par la manière de prononcer les mots et de retenir l’intensité, suggère une fascination à la limite de l’aliénation. L’exclamation «  Qu’il était beau ! » et le visage qui l’accompagne évitent le soupir d’extase stéréotypé pour exhaler quelque chose de panique, un  effroi presque, et le sentiment prématuré d’une catastrophe. Toutes choses égales, on songe à l’Isolde de Martha Mödl. « Folie… » ? oui, littéralement, mais silencieusement, dans un retrait d’autiste que justifie la figure de Marguerite chez Berlioz, quasiment réduite au soliloque, privée de communication, et même privée de rencontre (elle L’avait déjà vu). Je tente de cerner laborieusement ce que le contrôle souverain d’Antonacci libère d’expression, de saisissement. La surprise est venue d’une Ballade de Thulé plus vocale, moins mystérieuse que ce que le récitatif aurait pu faire attendre. Sauf que la fin suspendue et l’interjection énigmatique, indéfinissable, qui met un terme à cet air, ouvrent de nouveau un abîme de poésie.

En fait, c’est pour « D’amour l’ardente flamme » qu’Antonacci assume un parti pris étonnant de retenue contemplative, où pas un accent intempestif ne trouble le déploiement de la ligne. Et quelle ligne ! Jamais  je  n’avais entendu chanter ainsi « consume mes beaux jours », avec une qualité de son inouïe sur la syllabe /su/,  d’autant plus précise, belle et voluptueuse que la voix semble toucher la note comme une caresse, sans accent pathétique. De même, « et… son… baiser » sera chanté avec une simplicité rayonnante, avec la discrétion de l’évidence, indemne de pathos (ou d’érotisation pour les nuls). C’est foudroyant. Une fois encore, on se dit que pour Berlioz Antonacci a compris et intégré comme bien peu la filiation avec Gluck, hardiment manifestée ici dans cet emblème du romantisme musical. Jusque dans la convulsion stupéfiante de la fin, la dignité, le sens de la grandeur, le sentiment que le personnage est à la fois abîmé au-dedans de soi et au-dessus de lui-même, érigent la déréliction à une hauteur quasiment de mythe – moins une splendeur de marbre que l’épreuve du feu – mais comme hors du temps, comme si Marguerite dans sa petite chambre avait rejoint déjà un désert du désir, où elle trône en majesté. Quant aux derniers mots « Il ne vient pas… », avec l’extinction de ce dernier « Hélas » – silence immense –, qu’en dire ? Rien, sinon la gratitude. 


Sur Anna Caterina Antonacci, voir également ici

jeudi 28 novembre 2013

Rêve donc, c'est l’heure




RÊVER. v. n. Faire des songes. Je nai fait que rêver toute la nuit. Il est sujet à rêver toutes les nuits. Jai rêvé que je voyais ... Rêver de combats, de naufrages, etc. 
Rêver, signifie aussi, Être en délire dans une fièvre chaude, ou quelque autre maladie. Voilà le transport qui lui vient, il commence à rêver. Cet homme est sujet à rêver tout éveillé, cest-à-dire, Il se forge des fantômes. On dit par reproche à Un homme qui dit des choses déraisonnables, extravagantes, quIl rêve. Vous rêvez, quand vous dites telle chose. Rêvez-vous de faire cette demande, cette proposition ? Vous nêtes pas en votre bon sens, vous rêvez. Vous avez rêvé cela. On dit dans le même sens, Cest un vieux radoteur, il ne fait plus que rêver.
Dictionnaire de l'Académie française, 1798 





N.B. Ce blog soutient les actions hygiéniques du MMM (Mort aux Mites de Mycènes)


mercredi 27 novembre 2013

In stiller Nacht





In stiller Nacht : dans le silence de la nuit. Avec ce lied qui fait partie des Deutsche Volkslieder de Brahms, on entre doucement dans ce que sa musique a de plus profond et de plus immédiat. Mélancolie nocturne, et même tristesse, mais dont le lyrisme profond est pour ainsi dire limpide. Irmgard Seefried le chantait souvent, avec d’autres Volkslieder comme Da unten im Tale ou Die Trauernde. Lucia Popp en faisait volontiers la fin d’un récital. Car quelle musique pourrait succéder dignement à ceci ?

In stiller Nacht, zur ersten Wacht,
      Dans le silence de la nuit, à la première veille,
Ein Stimm’ begunnt zu klagen,
      Une voix plaintive se fit entendre,
Der nächt’ge Wind hat süß und lind
      Le vent nocturne, doux et caressant,
Zu mir den Klang getragen.
      En a porté le son jusqu’à moi.
Von herben Leid und Traurigkeit
      De rude douleur et de tristesse
Ist mir das Herz zerflossen,
      Mon cœur s’est fondu en eau,
Die Blümelein, mit Tränen rein
      Les fleurettes ont reçu les larmes pures
Hab’ich sie all’ begossen.
      Que j’ai répandues sur elles toutes.

Der schöne Mon will untergohn,
      La belle lune va sombrer,
Vor Leid nicht mehr mag scheinen,
      La douleur l’empêche de briller plus longtemps,
Die Sterne lan ihr Glitzen stahn,
      Les étoiles scintillent toujours,
Mit mir sie wollen weinen.
      Comme si elles voulaient pleurer avec moi.
Kein Vogelsang noch Freudenklang
      Aucun chant d’oiseau, aucun son joyeux
Man höret in den Lüften,
      Ne se fait entendre dans les airs.
Die wilden Tier’ trauern auch mit mir
      Les bêtes sauvages aussi se désolent avec moi
In Steinen und in Klüften.
      Parmi les rochers et les gouffres.

La concentration de l’expression ne dérange pas la fluidité naturelle du chant, et la musique de la première strophe épouse clairement la carrure des 8 vers avant d’être répétée pour la seconde. Priorité à une simplicité d’allure qui rend le commentaire périlleux, et sans doute vain pour ce qui est de la musique. Restent les vers. Le poème allemand, qui présente certains formes lexicales archaïques, est construit sur une alternance de vers rimés, de rythme iambique, à 4 accents (v. 1, 3, 5, etc.) et à 3 accents (v. 2, 4, 6, etc.). Pour le premier type, avec syllabe finale systématiquement accentuée, on remarque la présence d’une rime intérieure qui renforce leur cohésion rythmique (puisque la rime participe du rythme : c’est le même mot à l’origine). Dans tous les vers à numéro impair, la quatrième syllabe rime avec la dernière.

Ce redoublement des sonorités renvoie ainsi aux tournures de l’ancienne poésie allemande, se retrouvant dans la poésie cultivée comme dans les formes issue du fonds populaire. Rien là d’étonnant puisqu’on est en l’occurrence dans le champ du Volkslied, de ce style « naïf » (c’est-à-dire, au sens premier, en prise avec la pureté de l’originel), de cette voix sans âge et toujours vivante qui a conditionné toute la poésie romantique allemande.

Mais observons la petite scénographie que dessine le poème. Énoncé à la première personne, le poème fait surgir un sujet parlant indéfini, ou plutôt caractérisé par son affect (la tristesse, les larmes) et par son insertion dans un espace nocturne. Cet espace est lui-même ambigu : la première strophe associe la sérénité et la douceur du vent à l’émergence d’une plainte ; la seconde tempère ce que le paysage peut avoir d’inquiétant (lune, rochers, gouffres, bêtes sauvages : c’est un locus terribilis conforme à la tradition classique) par l’empathie de la nature avec la douleur du sujet. Dès lors, à lire le poème et à écouter le lied, on se dit que ce Volkslied rejoint une scénographie romantique bien répertoriée, où la nature consolante adoucit la dysphorie de l’être souffrant.  Reste l’étrangeté de cette « voix » non identifiée qui résonne au second vers dans le silence de la nuit et détermine le climat expressif de la suite : d’où vient cette plainte qui semble au principe de la désolation du sujet, lui-même ému aux larmes comme par sympathie ? Cette voix étrange est-elle comme la voix formidable sortie des profondeurs de la terre ou de la mer dans le récit de Théramène chez Racine, et dont nul ne pourrait dire ce qu’elle est au juste, ni quelle est sa source ? Le mystère de cette voix première (« ein’ Stimm’») tient en fait à une énigme qui concerne le poème lui-même. S’agit-il de ces vers anciens de la tradition populaire que les Allemands ont tant aimé mettre en musique, jusqu’au Knaben Wunderhorn de Mahler ? Précisément pas.




En 1894, Max Kalbeck, ami de Brahms destiné à devenir son biographe, demanda au compositeur quelle avait été la source des vers de ce lied. Pour toute réponse, Brahms lui assura qu’on ne trouverait pas le poème parmi ses livres. Ce n’est qu’en 1898 que Gustav Ophuls leva le lièvre en préparant une anthologie des lieder de Brahms (mort l’année précédente). Ophuls tomba en effet sur le poème en quatrains d’un jésuite de la première moitié du XVIIe siècle, Friedrich von Spee, qui met en scène les plaintes du Christ au Mont des Oliviers, et dont les deux premiers vers lui rappelèrent aussitôt le lied In stiller Nacht. Bien plus, il se rendit compte que la seconde strophe du lied provenait des 8 derniers vers du poème, où ils sont mis dans la bouche du Fils de Dieu. Voici le poème de Spee intégralement :

Traurgesang von der Not Christi am Ölberg in dem Garten
Déploration de la détresse du Christ au jardin des Oliviers

Bei stiller Nacht, zur ersten Wacht
      Par une nuit silencieuse, à la première veille,
Ein Stimm sich gund zu klagen ;
      Une voix plaintive se mit à résonner ;
Ich nahm in acht, was die doch sagt ;
      Je prêtai attention à ce qu’elle disait ;
Tat hin mit Augen schlagen.
      Je cherchai des yeux d’où elle venait.

Ein junges Blut, von Sitten gut,
      Un jeune homme de noble apparence,
Alleinig, ohn Gefährten,
      Seul, sans compagnons,
In großer Not, fast halber tot,
      Dans une grande détresse, à moitié mort déjà,
Im Garten lag auf Erden.
      Gisait sur la terre du jardin.

Es war der liebe Gottessohn,
      C’était le Bien-Aimé, le Fils de Dieu,
Sein Haupt hat er in Armen,
      Tenant sa tête dans les mains,
Viel weiß- und bleicher als der Mon,
      Bien plus blanc et pâle que la lune,
Ein Stein es möcht erbarmen.
      Capable de faire pitié aux pierres.

„Ach, Vater, liebster Vater mein,
      « Oh, mon Père, mon très cher Père,
Und muß den Kelch ich trinken ?
      Il faut donc que je boive ce calice ?
Und mags dann ja nit anders sein?
      Il ne peut donc pas en être autrement ?
Mein Seel nit laß versinken !“
      Ne laisse pas mon âme sombrer ! »

„Ach, liebes Kind, trink aus geschwind ;
      « Oh, mon cher enfant, hâte-toi de le boire ;
Dirs laß in Treuen sagen :
      Écoute fidèlement :
Sei wohl gesinnt, bald überwind,
      Sois de bonne volonté, ressaisis-toi vite,
Den Handel mußt du wagen.“
      Tu dois oser ce sacrifice. »

„Ach, Vater mein, und kanns nit sein,
      « Oh, mon Père, j’obéirai,
Und muß ichs je dann wagen,
      Et j’oserai faire cela,
Will trinken rein, den Kelch allein,
      Je vais boire jusqu’au bout le calice,
Kann dirs ja nit versagen.
      Je ne puis te le refuser.

Doch Sinn und Mut erschrecken tut,
      Pourtant mon esprit et mon courage sont saisis d’effroi,
Soll ich mein Leben lassen ?
      Faut-il que j’abandonne la vie ?
O bitter Tod ! mein Angst und Not
      Ô mort amère ! ma peur et ma détresse
Ist über alle Maßen.
      Passent toute mesure.

Maria zart, jungfräulich Art,
      Tendre Marie, vierge pure,
Sollst du mein Schmerzen wissen,
      Si tu connaissais mes souffrances,
Mein Leiden hart zu dieser Fahrt,
      La violence de ma douleur au moment de partir,
Dein Herz wär schon gerissen.
      Cela t’arracherait le cœur.

Ach, Mutter mein, bin ja kein Stein,
      Oh, ma Mère, je ne suis pas de pierre,
Das Herz mir durft zerspringen ;
      Mon cœur est près d’éclater ;
Sehr große Pein muß nehmen ein,
      Si grand est le tourment que je dois recevoir,
Mit Tod und Marter ringen.
      Aux prises avec la mort et le martyre.

Ade, ade, zu guter Nacht,
      Adieu, adieu donc, bonne nuit,
Maria Mutter milde !
      Marie, Mère de douceur !
Ist niemand, der denn mit mir wacht
      N’y a-t-il personne pour veiller avec moi
In dieser Wüsten wilde ?
      Dans ce désert affreux ?

Ein Kreuz mir vor den Augen schwebt,
      Une croix flotte devant mes yeux,
O weh der Pein und Schmerzen !
      Hélas, ô tourment, ô douleurs !
Dran soll ich morgen wern erhebt,
      Demain il faudra que j’y sois accroché,
Das greifet mir zum Herzen.
      Mon cœur en est saisi d’horreur.

Viel Ruten, Geißel, Skorpion
      Des verges, des fouets, des scorpions
In meinen Ohren sausen :
      Crissent en foule à mes oreilles :
Auch kommt mir vor ein dörnen Kron ;
      Voici même une couronne d’épines qu’on me tend ;
O Gott, wem wollt nit grausen !
      Ô Dieu, qui ne s’épouvanterait pas !

Zu Gott ich hab gerufen zwar
       Vers Dieu j’ai crié en effet
Aus tiefen Todesbanden :
       Du fond de la mort qui me lie :
Dennoch ich bleib verlassen gar,
       Mais je reste dans l’abandon,
Ist Hilf noch Trost vorhanden.
       Privé d’assistance et de consolation.

Der schöne Mon will untergohn,
       La belle lune va sombrer,
Vor Leid nit mehr mag scheinen ;
       La douleur l’empêche de briller plus longtemps ;
Die Sternen lan ihr Glitzen stahn,
       Les étoiles scintillent toujours,
Mit mir sie wollen weinen.
       Comme si elles voulaient pleurer avec moi.

Kein Vogelsang noch Freudenklang
       Aucun chant d’oiseau, aucun son joyeux
Man höret in den Lüften,
       Ne se fait entendre dans les airs.
Die wilden Tier traurn auch mit mir
       Les bêtes sauvages aussi se désolent avec moi
In Steinen und in Klüften.“
       Parmi les rochers et les gouffres. »




Ce Trauergesang fut d’abord publié à Cologne en 1635, avant d’être intégré par Spee à son célèbre recueil de poésie allégorique et mystique Trutz Nachtigall (1649). Le poème est caractéristique de la poésie baroque d’inspiration religieuse, et pour le coup assez peu spécifique des pays germaniques. L’épisode évangélique des souffrances du Christ à Gethsémani, quand son âme est « triste jusqu’à la mort » mais que Pierre et les deux fils de Zébédée ne peuvent résister au sommeil. Il se signale par les simples paroles de Jésus avant d’entrer dans la Passion :

Et progressus pusillum, procidit in faciem suam, orans, et dicens : Pater mi, si possibile est, transeat a me calix iste : verumtamen non sicut ego volo, sed sicut tu. (Matth., XXVI, 39)

Il se prosterna le visage contre terre, priant et disant : Mon Père, s’il est possible, faites que ce calice s’éloigne de moi ; néanmoins que ma volonté ne s’accomplisse pas, mais la vôtre. (trad. de la Bible de Port-Royal)

Conformément au principe de paraphrase par amplification, constant dans la poésie religieuse, Spee invente un échange entre le Père et le Fils, et sa rhétorique affective, visionnaire, met vigoureusement l’accent sur le pathétique humain de la déréliction, plutôt que sur le consentement néo-stoïcien au Sacrifice. Les apostrophes à la Mère vont très évidemment dans ce sens. Où l’on peut voir combien l’écriture du poème est justement programmée pour susciter chez le lecteur l’adhésion doloriste par la compassion. C’est un esprit assez analogue à celui de la poésie de la Passion chez Barthold Brockes quelques décennies plus tard (on en retrouve des morceaux dans les airs de la Passion selon saint Jean de Bach par exemple), mais on trouvait déjà cette orientation dans les vers du Stabat Mater : « Quis est homo qui non fleret… ? », « Quel est l’homme qui ne pleurerait pas en voyant la Mère du Christ avec un glaive planté dans le cœur ? » On est en revanche loin de la dramatisation de l’épisode dans l’oratorio de Beethoven, Le Christ au Mont des Oliviers (Christus am Ölberge), où au monologue pathétique du Christ succède aussitôt un grand air vocalisant de l’Ange qui fait resplendir l’horizon de la Rédemption.

Le poème de Spee roule lui sur la détresse de celui qui est seul devant la souffrance. La coïncidence est sans doute fortuite, mais le poète jésuite est aussi célèbre pour avoir exercé la fonction de confesseur dans les procès de sorcellerie qui se tinrent par centaines en Rhénanie dans ces décennies-là. Il en est résulté un fort ouvrage, Das Cautio criminalis, dans lequel Spee affirme que ceux qu’on condamnaient à être brûlés vifs étaient soient des malades mentaux soit des innocents dont on pouvait tout tirer par la torture. Claudio Magris a récemment exprimé son admiration pour cette « indépendance d’esprit extraordinaire », dont le cas n’est pas isolé parmi les jésuites. On remarque en tout cas que le Trauergesang marginalise de fait le discours théologique sur la Passion (le texte de l’oratorio de Beethoven est lui beaucoup plus didactique et moralisant) au profit de la résonance humaine de la situation.





Revenons à Brahms, dont on entend le lied différemment désormais, comme le produit d’un effacement autant que d’un cryptage. La voix plaintive du second vers, énigmatique, c’était bien celle du Christ gisant, perçue par l’énonciateur sans visage du poème baroque. Mais elle semble destinée chez Brahms à contribuer au climat mystérieux du nocturne, comme s’il s’agissait désormais d’abstraire l’expression de la tristesse mortelle de son cadre religieux, afin d’exprimer une sorte de tristesse désindividualisée : c’est ce que confirmerait, pour clore le pseudo-Volkslied, la reprise impersonnelle des dernières paroles du Christ baroque. Court-circuit étonnant.

Et cependant, dans les 6 vers inventés par Brahms pour opérer la jointure entre le début et la fin, il est question de l’effet de la voix plaintive sur le sujet : la tristesse charriée par cette voix est assez communicative pour libérer les larmes. Or c’est exactement le phénomène de sympathie lacrymale que met en scène la poésie religieuse baroque : c’est à peu de choses près la matière du second air de soprano dans la Passion selon saint Jean. « Zerfließe, mein Herze, in Fluten der Zähren… Dein Jesus ist tot ». « Fonds-toi en eau, mon cœur… Ton Jésus est mort ». Sauf que Brahms infléchit l’effusion pathétique et sublime vers la délicatesse du petit : on pleure certes de compassion, mais sur des fleurettes (Blümelein), comme si on regardait plutôt vers l’idylle funèbre de La Belle Meunière.

Brahms avait ses raisons pour taire l’origine de ce faux Volkslied, où le dolorisme baroque est déguisé en romantisme de la nature. Son paysage contient un Fils de Dieu caché, qui doit être impérativement dissimulé : geistliches Lied qui ne dit pas son nom, car il n’est plus strictement tel. Plus de pathos baroque ni de méditation religieuse désormais, plus de « mystère » de la Passion, mais une tristesse de plain-pied et pourtant énigmatique, où la voix nocturne du sujet relaye celle d’une voix sans nom avant de trouver un écho dans des animaux également invisibles. Alors la douleur peut se résorber dans la douceur : In stiller Nacht. Ce lied si court et si simple est un gouffre, ou plutôt une sorte de précipité de la civilisation allemande. En cela, il a bien mérité le nom de Volkslied.




© Knut Talpa 2013. Tous droits réservés.