mardi 15 janvier 2013

Liedespaar (1)

Jonas Kaufmann, ténor
Helmut Deutsch, piano
Zurich, Opernhaus, 24 mai 2009

Franz Schubert
Die Bürgschaft (Schiller)

Robert Schumann
Dichterliebe op. 48 (Heine)

Richard Strauss
Schlichte Weisen op. 21 :
All’ meine Gedanken ; Du meines Herzens Krönelein ; Ach Lieb, ich muß nun scheiden ; Ach weh mir unglückhaften Mann ! ; Die Frauen sind oft fromm und still
Sehnsucht op. 32 n° 2
Nachtgang op. 29 n° 3
Freundliche Vision op. 48 n° 1
Ich liebe dich op. 37 n° 2
4 Lieder op. 27 :
Heimliche Aufforderung ; Ruhe, meine Seele ! ; Morgen ; Cäcilie

En bis : 
3 lieder de R. Strauss
Breit über mein Haupt ; Ich trage meine Miene ; Nichts !






Après un Winterreise à l’Opéra de Zurich en mars 2007, Kaufmann devait y proposer en mars 2009 un nouveau programme centré sur le Schwanengesang de Schubert. Annulé, ce récital a été finalement reporté au merveilleux mois de mai, avec sauf erreur la première interprétation publique du cycle Dichterliebe par Kaufmann. La veille, celui-ci chantait dans la Neuvième de Beethoven donnée à Berlin pour le soixantième anniversaire de la République fédérale allemande et retransmise à la télévision.

Les circonstances m’ont placé au premier rang du parterre, assez à gauche pour jouir aussi du spectacle offert par Deutsch au clavier. Je n’aime pas d’ordinaire être si près des chanteurs, cette proximité me mettrait presque mal à l’aise, et il est certain que les éclats enthousiastes (dans Strauss) d’un ténor dans une forme insolente doivent faire plus d’impression avec plus de recul dans la salle ; mais il est vrai aussi que cette première ligne permet d’admirer au vif deux phénomènes également beaux quoique d’un ordre différent. D’abord l’harmonie exceptionnelle entre le chanteur et le pianiste qui l’accompagne. Tout paraît unifié, disposé comme un seul homme, sans que Kaufmann ait besoin de regarder Deutsch, et cette complicité paraît d’autant plus profonde qu’elle prend les dehors de l’amitié fraternelle lors des saluts. Le deuxième phénomène – qu’on me pardonne – engage aussi l’union des deux artistes dans une sudation ruisselante. Il faisait une chaleur estivale à Zurich dès le matin, et le théâtre n’était pas loin du comble, mais le profil cramoisi, inondé du pianiste comme les gouttes qui pleuvaient gracieusement des boucles du ténor sur sa face et jusque sur le revers de sa veste manifestaient surtout cette part physique, physiologique de la concentration dont procède à ce moment-là la grandeur esthétique. Souveraine, la musique jaillit bien de deux corps dans l’effort. Nobile sudor, comme on chante dans je ne sais plus quel oratorio. Après l’entracte qui suit Dichterliebe, les deux artistes ont d’ailleurs tombé la veste (et changé de chemise). Kaufmann s’est adressé au public avec grâce pour qu’il excuse cette « entorse à l’étiquette », l’invitant à faire de même si besoin.

Cette parole si communicative, naturelle et séduisante, c’était aussi celle d’un chant qui, au-delà du charme individuel du timbre et de la phrase, captive en permanence par la beauté de l’allemand. Il me semble que l’ascendant de Jonas Kaufmann sur un public germanophone doit certes à la séduction et au rayonnement d’une belle personne, mais bien davantage à cette incarnation quasiment érotique du verbe. Kaufmann fait sonner comme bien peu, et avec la force d’une évidence, le corps de la langue, son esprit. Là serait peut-être ce qui le rattacherait le plus exactement à Fritz Wunderlich. Du moins le choix inusité (et déjà avéré dans les récitals de Kaufmann en 2007) d’ouvrir le récital par la longue ballade Die Bürgschaft me semble symptomatique d’une manière de placer l’éloquence du texte avant la séduction vocale. Un lied narratif et gradué permet certes de chauffer la voix, mais se tourner vers ces ballades de Schubert négligées, sur un poème de Schiller, et vers celle-ci, qui dramatise la force de l’amitié fraternelle à partir de la légende de Damon et Pythias, n’est-ce pas ancrer manifestement le chant dans la culture allemande classique ?




Toujours est-il que Kaufmann livre de cette Caution une interprétation royale. On reste stupéfait par la maîtrise de la narration, que servent non seulement une diction parfaite mais un jeu de couleurs exceptionnel. Dans ce récit de ce qui tourne vite à une course contre le temps, et où justement l’interprète doit tenir la distance pour l’intensité expressive, la véhémence est parfaitement dosée, donnant d’emblée au passage du fleuve une force d’évocation rare. Les notations sur le déclin du soleil qui scandent la ballade respirent la poésie, et l’ensemble est conduit de façon haletante sans jamais altérer la noblesse du verbe ni du geste. Helmut Deutsch confirme cette alliance de la ferveur dramatique et de l’élégance du dessin.

Les lieder de Strauss qui pourvoyaient à la seconde partie et aux bis sont désormais bien connus par Jonas Kaufmann qui les a régulièrement chantés en concert et enregistrés pour Harmonia Mundi. Une fois n’est pas coutume, ce disque est sensiblement moins flatteur que ce qu’on entendait lors de ce récital à Zurich. La chaleur, l’animation du texte, l’aisance générale, l’enthousiasme des élans lyriques qui caractérisent souvent ces lieder, tout était supérieur avec la liberté expressive et la vivacité des couleurs sur le vif. Même Helmut Deutsch était plus aiguisé ici (Weh mir unglückhaften Mann !) ou plus pénétrant là. La beauté sans détours du prélude de Morgen était telle que la jeune fille assise à côté du pianiste pour tourner les pages s’est mise à pleurer en silence, jusqu’à la fin. Dans ce lied, Kaufmann soutient la tension expressive de bout en bout, superbement, en union avec le piano ; de même Ruhe, meine Seele déploie une arche qui porte loin. Dans un tout autre registre, Weh mir unglückhaften Mann offre des trésors d’esprit, jusqu’à l’ironie de celui qui va déplorant l’argent et les biens qu’il n’a pas. Si on réentend des lieder familiers, dont l’inévitable Cäcilie pour conclure, l’émotion vient davantage de ceux qui sont peu souvent chantés, par exemple ce Sehnsucht si profondément suggestif. En longues lignes, Kaufmann libère une voix chaleureuse, souple, mais on entend aussi ce matin-là des graves vacillants et des pianissimos exposés au détrimbrage (Freundliche Vision). Précieuse est cependant une telle pénétration poétique dans des pièces si exposées à une emphase mal entendue.




Le cycle Dichterliebe constituait à la fois la nouveauté et la pierre de touche du récital. Helmut Deutsch n’y est pas pour peu, qui accomplit des prodiges d’intensité expressive sans hausser le ton, sans embarrasser le mouvement. Les moments où Schumann joue de la scansion presque percussive du piano sont d’une netteté et d’un nerf stricts, mais la plénitude des couleurs n’en pâtit jamais. Car c’est bien sur la couleur autant que sur le rythme ou sur l’art des lignes que repose cette économie de la musique. Dès le lied inaugural, le piano ouvre un espace onirique qui est aussi celui de l’équilibre : un rubato imperceptible distille quelque chose de douloureux, dans une lumière équivoque. Et on reste subjugué par cette façon dont les notes et les hauteurs entreluisent dans le discours instrumental, comme autant de présences fantomatiques : elle se retrouvera dans Hör ich das Liedchen klingen ou Am leuchtenden Sommermorgen. Un poète est à l’œuvre, un ami du mystère, jusque dans le postlude final, qui entraîne l’auditeur si loin. Aux antipodes de l’articulation formidable, presque clinique, d’Aribert Reimann avec Fassbaender, Deutsch privilégie l’allant, comme dans Es ist ein Flöten und Geigen, où le malaise naît certes de la manière qu’a Schumann de dissocier par glissements harmoniques le piano et la voix, mais aussi, dans cette circonstance, de l’art de ne pas surexposer ces glissements. Quelque chose se dérobe subrepticement alors même que le flux de la musique semble égal, et cette sorte de soustraction insidieuse est d’autant plus étrange, et forte.

L’inquiétude est sans doute un des maîtres-mots de cette interprétation, qui ferait paraître Wunderlich, dans certains lieder du cycle, presque inoffensif ou superficiel en comparaison. On n’a guère l’habitude d’entendre dans Dichterliebe tant de finesses portées par une voix de ténor si pleine et mâle. Pourtant Kaufmann ne s’abandonne jamais à une véhémence univoque dans les passages les plus extravertis. En témoigne de façon exemplaire Ich grolle nicht, d’une tension inlassable mais qui ne verse jamais dans l’éclat agressif. Voir le chanteur se préparer en quelque secondes à ce lied, par une mise en condition psychique visible dans tout le corps, comme serait le frémissement soudain d’un cheval immobile, est une de ces beautés qui rendent la scène irremplaçable. Dans ce lied tel que le chante Kaufmann, l’affect dirigé vers l’autre est d’abord ce qui affecte au plus profond le sujet : c’est comme si l’humeur hostile dont la bien-aimée de diamant et de nuit est la cible se retournait contre celui qui la signifie. C’est être magnifiquement fidèle au texte de Heine. 

Dans cette interprétation règne en somme un lyrisme réprimé : l’expansion ardente est là qui affleure, toujours prête à jaillir, mais impossible à concrétiser, ne trouvant jamais à s’exprimer de façon naïve. Car toute l’imagerie de l’idylle romantique est irrémédiablement corrompue. Le jardin, les fleurs, les oiseaux sont autant de signes inquiétants ; l’échappée dans le rêve est vaine, où ne se trouve qu’une vacance ; le fleuve fait office d’horizon sinistre, où on voudrait plonger, mais même dans Ich will meine Seele tauchen, l’élan demeure comme empêché. Kaufmann et Deutsch rendent tout cela sensible au plus haut degré, maîtres dans l’art de la tension du dedans. Un téléphone mobile a beau avoir obstinément sonné (ô crime !) dans le postlude de Am leuchtenden Sommermorgen, les interprètes déploient aussitôt dans Ich hab im Traum geweinet une intelligence de la progression et du silence qui laisse pantois. Kaufmann est loin d’un lyrisme expansif ou quintessencié. Il offre bien mieux : car le voilà bien, ce poison de la souffrance et de la solitude qui s’est répandu partout, et qui contamine tout abandon, toute réminiscence. Ce ténor photogénique est d’abord un fort poète ; un de ceux qui font goûter à longs traits le chagrin. 

Crédit photographique : Studio Julien am Utoquai


samedi 12 janvier 2013

Détour par le jardin





Egmond, [juin] 1645

Madame,

Je n’ai pu lire la lettre que Votre Altesse m’a fait l’honneur de m’écrire sans avoir des ressentiments extrêmes de voir qu’une vertu si rare et si accomplie ne soit pas accompagnée de santé, ni des prospérités qu’elle mérite, et je conçois aisément la multitude des déplaisirs qui se présentent continuellement à Elle, et qui sont d’autant plus difficiles à surmonter, que souvent ils sont de telle nature que la vraie raison n’ordonne pas qu’on s’oppose directement à eux et qu’on tâche de les chasser. Ce sont des ennemis domestiques, avec lesquels étant contraint de converser on est obligé de se tenir sans cesse sur ses gardes, afin d’empêcher qu’ils ne nuisent ; et je ne trouve à cela qu’un seul remède, qui est d’en divertir son imagination et ses sens le plus qu’il est possible, et de n’employer que l’entendement seul à les considérer, lorsqu’on y est obligé par la prudence.

On peut, ce me semble, aisément remarquer ici la différence qui est entre l’entendement et l’imagination ou le sens ; car elle est telle que je crois qu’une personne qui aurait d’ailleurs toute sorte de sujet d’être contente, mais qui verrait continuellement représenter devant soi des tragédies dont tous les actes fussent funestes, et qui ne s’occuperait qu’à considérer des objets de tristesse et de pitié qu’elle sût être feints et fabuleux, en sorte qu’ils ne fissent que tirer des larmes de ses yeux, et émouvoir son imagination sans toucher son entendement, je crois, dis-je, que cela seul suffirait pour accoutumer son cœur à se resserrer et à jeter des soupirs ; ensuite de quoi la circulation du sang étant retardée et ralentie, les plus grossières parties de ce sang, s’attachant les unes aux autres, pourraient facilement lui opiler la rate, en s’embarrassant et s’arrêtant dans ses pores ; et les plus subtiles, retenant leur agitation, lui pourraient altérer le poumon, et causer une toux qui à la longue serait fort à craindre. Et au contraire une personne qui aurait une infinité de véritables sujets de déplaisir, mais qui s’étudierait avec tant de soin à en détourner son imagination qu’elle ne pensât jamais à eux que lorsque la nécessité des affaires l’y obligerait, et qu’elle employât tout le reste de son temps à ne considérer que des objets qui lui pussent apporter du contentement et de la joie, outre que cela lui serait grandement utile pour juger plus sainement des choses qui lui importeraient, pour ce qu’elle les regarderait sans passion, je ne doute point que cela seul ne fût capable de la remettre en santé, bien que sa rate et ses poumons fussent déjà fort mal disposés par le mauvais tempérament du sang qui cause des obstructions ; à quoi je juge que les eaux de Spa sont très propres, surtout si Votre Altesse observe en les prenant ce que les médecins ont coutume de recommander, qui est qu’il se faut entièrement délivrer l’esprit de toutes sortes de pensées tristes, et même aussi de toutes sortes de médications sérieuses touchant les sciences, et ne s’occuper qu’à imiter ceux qui, en regardant la verdeur d’un bois, les couleurs d’une fleur, le vol d’un oiseau, et telles choses qui ne requièrent aucune attention, se persuadent qu’ils ne pensent à rien. Ce qui n’est pas perdre le temps, mais le bien employer ; car on peut cependant se satisfaire par l’espérance que, par ce moyen, on recouvrera une parfaite santé, laquelle est le fondement de tous les autres biens qu’on peut avoir en cette vie.

Je sais bien que je n’écris rien ici que Votre Altesse ne sache mieux que moi, et que ce n’est pas tant la théorie que la pratique qui est difficile en ceci ; mais la faveur extrême qu’Elle me fait de témoigner qu’Elle n’a pas désagréable d’entendre mes sentiments me fait prendre la liberté de les écrire tels qu’ils sont, et me donne encore celle d’ajouter ici, que j’ai expérimenté en moi-même qu’un mal presque semblable, et même plus dangereux, s’est guéri par le remède que je viens de dire. Car étant né d’une mère qui mourut peu de jours après ma naissance, d’un mal de poumon causé par quelques déplaisirs, j’avais hérité d’elle une toux sèche, et une couleur pâle que j’ai gardée jusques à l’âge de plus de vingt ans, et qui faisait que tous les médecins qui m’ont vu avant ce temps-là me condamnaient à mourir jeune. Mais je crois que l’inclination que j’ai toujours eue à regarder les choses qui se présentaient du biais qui me les pouvaient rendre le plus agréables, et à faire que mon principal contentement ne dépendît que de moi seul, est cause que cette indisposition, qui m’était comme naturelle, s’est peu à peu entièrement passée.
[…]




La Haye, 22 juin 1645

Monsieur Descartes,

Vos lettres me servent toujours d’antidote contre la mélancolie, quand elles ne m’enseigneraient pas, détournant mon esprit des objets désagréables qui lui surviennent tous les jours pour lui faire contempler le bonheur que je possède dans l’amitié d’une personne de votre mérite, au conseil duquel je puis commettre la conduite de ma vie. Si je la pouvais encore conformer à vos derniers préceptes, il n’y a point de doute que je me guérirais promptement des maladies du corps et des faiblesses de l’esprit. Mais j’avoue que je trouve de la difficulté à séparer des sens et de l’imagination des choses qui y sont continuellement représentées par discours et par lettres, que je ne saurais éviter sans pécher contre mon devoir. Je considère bien qu’en effaçant de l’idée d’une affaire tout ce qui me la rend fâcheuse (que je crois m’être seulement représenté par l’imagination), j’en jugerais tout aussi sainement et y trouverais aussitôt les remèdes que l’affection que j’y apporte. Mais je ne l’ai jamais su pratiquer qu’après que la passion avait joué son rôle. Il y a quelque chose de surprenant dans les malheurs, quoique prévus, dont je ne suis maîtresse qu’après un certain temps, auquel mon corps se désordonne si fort, qu’il me faut plusieurs mois pour le remettre, qui ne se passent guère sans quelque nouveau sujet de trouble. Outre que je suis contrainte de gouverner mon esprit avec soin pour lui donner des objets agréables, la moindre fainéantise le fait retomber sur les sujets qu’il a de s’affliger, et j’appréhende que, si je ne l’emploie point pendant que je prends les eaux de Spa, il ne se rende plus mélancolique. Si je pouvais profiter, comme vous faites, de toute ce qui se présente à mes sens, je me divertirais sans le peiner. C’est à cette heure que je sens l’incommodité d’être un peu raisonnable. Car si je ne l’étais point du tout, je trouverais des plaisirs communs avec ceux entre lesquels il me faut vivre, pour prendre cette médecine avec profit. Et au point que vous l’êtes, je me guérirais, comme vous avez fait. Avec cela la malédiction de mon sexe m’empêche le contentement que me donnerait un voyage vers Egmond, pour y apprendre les vérités que vous tirez de votre nouveau jardin. Toutefois je me console de la liberté que vous me donnez d’en demander quelquefois des nouvelles, en qualité de

Votre très affectionnée amie à vous servir,
Elisabeth




jeudi 10 janvier 2013

Questa sera spirerà

Mozart, Le Nozze di Figaro
Direction : Ferenc Fricsay
Le Comte Almaviva : Dietrich Fischer-Dieskau
La Comtesse Almaviva : Maria Stader
Susanna : Irmgard Seefried
Figaro : Renato Capecchi
Cherubino : Hertha Töpper
Marcellina : Lilian Benningsen
Bartolo : Ivan Sardi
Basilio : Paul Kuen
Don Curzio : Friedrich Lenz
Antonio : Georg Wieter
Barbarina : Rosl Schwaiger
Deux paysannes : Rosl Schwaiger et Hertha Töpper
RIAS Kammerchor
Radio-Symphonie-Orchester Berlin
Enregistré en septembre 1960 (Berlin, Jesus-Christus-Kirche)
3 CD Deutsche Grammophon (coll. Dokumente), 1993







Ou comment un grand chef d’orchestre gomme les défauts d’une distribution bien inégale. Cette version des Noces présente de fait des lacunes vocales, qu’on pourra même juger rédhibitoires, mais ce que réussit Ferenc Fricsay est tel et ce qu’on y entendra est tellement incomparable qu’on revient inlassablement à ces disques. Cette intégrale enregistrée en septembre 1960 n’a pas bonne presse, c’est le mois qu’on puisse dire : « maquillé au fusain », tel avait été le verdict d’un critique français vers 1980. Contrairement au Don Giovanni de Fricsay gravé deux ans plus tôt et couronné par un Grand Prix du Disque en 1960, ces Noces ont fait long feu en CD, si piètre est leur réputation. Aujourd’hui encore, contrairement aux autres opéras de Mozart gravés par Fricsay, elles n’ont pas été rééditées dans la collection « DG – The Originals ». 

Ce devait être le dernier opéra enregistré par Fricsay, dont la maladie puis la mort le 20 février 1963 laissa un Così fan tutte à l’état de projet. Malade, il l’était déjà en 1960, puisque sa santé s’était dégradée dès 1957, entraînant deux opérations successives en novembre 1958 puis en janvier 1959, et peut-être doit-on imputer à ce paramètre le fait que sa direction n’ait pas ici la fluidité vitale ou même aérienne qui rendent sa Flûte enchantée et son Enlèvement au sérail invulnérables (DG). L’année 1960 correspond du reste à la fin du mandat de Fricsay à l’Opéra d’État de Bavière dont il avait été nommé Generalmusikdirektor en 1956, à la suite de Rudolf Kempe, et où il avait justement dirigé Les Noces pour la réouverture du Théâtre Cuvilliés le 14 juin 1958, dans une mise en scène de Rudolf Hartmann, avec Erika Köth, Karl Christian Kohn, Hertha Töpper (mais en Marcellina, flanquant le Bartholo de Josef Metternich), et en couple aristocratique les deux jeunes Américains implantés à Munich, Kieth Engen et Claire Watson.




Un signe ne trompe pas, sans doute : nombreux sont les moments où on se surprend à écouter l’orchestre autant ou même plus que les chanteurs. C’est évident dans l’air de Bartholo, où une basse prosaïque, terne, laisse la vedette à un accompagnement qui, lui, est pertinent, élégant, éloquent pour deux. Pour autant, nulle part on ne sentira chez le chef le désir de se mettre en avant, et en bon chef de théâtre Fricsay ne mettra pas les chanteurs en péril : le chant syllabique de ce Bartholo bénéficie d’un tempo modéré qui n’est peut-être pas idéal mais qui est le bon avec ce chanteur-là. Dès le duo « Se a casa Madama », et malgré le relief que peuvent avoir Seefried et Capecchi, l’oreille jouit du discours d’un orchestre qui parle et colore avec les chanteurs. Avec eux, toujours – c’est-à-dire, en respirant avec eux. Car la vertu première de cette direction est de respirer avec un naturel véritablement absolu, évident, tout le temps. Le duo de la lettre est même bouleversant sous ce seul rapport. Bien fin qui dira si c’est le chef qui respire avec les solistes ou si ces derniers se coulent dans la respiration profonde dont le chef est l’âme pour fondre ensemble le théâtre et la poésie.  

L’ouverture (notée Presto) paraîtra d’abord retenue, pas très « Folle journée » si l’on songe à l’énergie fulgurante de Karajan dans sa première version, mais elle installe un tempo giusto par ce sens de la respiration, avec une coda qui prouve que l’art de l’articulation ne fait pas regretter une allure échevelée. On retrouve bien sûr le caractère immédiatement reconnaissable de l’Orchestre du RIAS, modelé par Fricsay durant toutes ces années, avec cette texture légère des cordes, ces bois détaillés mais fluides, cette manière d’être nerveux sans jamais perdre en souplesse et sans verser dans l’agressivité. Ces bois, parlons-en : extraordinairement timbrés et toujours doux-coulants. Plus loin, juste avant que Suzanne entonne son « Così al mattino il caro Contino », comme le hautbois chante merveilleusement ! Et ce rire fin des bois, paré de la subtilité des cordes dans « Se vuol ballare », où pourtant Figaro chante trop en dehors… Et que dire de l’articulation rythmique dans « Non più andrai » sinon qu’elle est fantastique ? « Porgi Amor » est gratifié d’un tempo méditatif mais qui toujours avance, évident là encore, et ces bois toujours… Il s’ensuit un caractère de haute poésie, libéré d’une solennité excessive. De même, « Dove sono », et ce dès le récitatif, fera corps avec la Comtesse pour libérer le discours théâtral dans un modèle de lyrisme, fluide et articulé, d’autant plus pénétrant que rien n’est appuyé. Ici on parle le Mozart couramment, et sans accent disgracieux.

Les scènes chorales sont d’autres moments extraordinaires. La manière dont le petit chœur de l’acte I est conduit constitue à soi seule une leçon de théâtre en musique. Ferme de structure, il ne cesse jamais de chanter, et à la reprise, quand les gens du château repartent dupés par le Comte, tout exprime la déception : on croit voir les choristes quitter la scène en traînant les pieds, lassés, et pourtant le tempo n’a pas ralenti, c’est la sonorité et l’articulation qui sont modifiées, c’est le caractère théâtral, et sans adultérer la musique. Voilà Ferenc Fricsay. Quant au finale chorégraphique de l’acte III, il célèbre les noces de la construction et de la souplesse ; car d’emblée la Marche est souple dans sa pulsation, et sa progression sonore installe à elle seule une scéographie. Comme dans l’Idomeneo que Fricsay dirigera peu après à Salzbourg, l’orchestre laisse imaginer la scène. Sans poses, sans maniérismes, une pensée théâtrale est à l’œuvre. Et dans le Fandango qui suit, il offre un équilibre suggestif entre les pupitres qu’on ne trouvera peut-être pas dans les autres versions. Et revoilà les flûtes, les hautbois et les bassons, discrètement narquois mais non moins mystérieux : le climat de Così est déjà là, et là où on ne l’attendait pas forcément.

Car à l’acte IV, où on l’attend, il ne manquera pas. Aura-t-on mieux entendu que dans cette version les bois de l’orchestre dialoguer de la sorte avec les voix, ajoutant à l’action dramatique comme un niveau supplémentaire de jeu et de mélancolie tout à la fois ? Le passage « Tutto è tranquillo e placido », caressant, est d’une expression insondable, mais le ravissement ne naît pas moins des échanges de la fausse Suzanne avec le Comte ou du moment comique où Suzanne révèle à Figaro que le Comte courtise sa propre épouse. En fait, c’est tout ce finale de l’acte IV qui se hisse au sommet de la discographie des opéras de Mozart. Tout y est, drame, poésie, mouvement et équilibre, et plus que tout je ne sais quelle façon d’installer le mouvement vital du théâtre en même temps qu’une sorte de regard contemplatif. C’est prodigieux. Même Hertha Töpper semble gagnée par le climat général au point de paraître soudain avoir le plus bel esprit du monde. Mais déjà l’acte II avait fait entendre un finale qu’on suit captivé, fasciné, tant les rebonds de la surprise sont coulés dans la continuité, et tant les détails du discours sont intégrés dans un équilibre sensible et mobile. Et sur l’art de ménager les transitions, dans le vaste finale du II comme à l’échelle réduite du sextuor, on n’en finirait pas. 





Les rôles secondaires n’ont pas grand chose à offrir de réjouissant. Quand on pense que Lilian Benningsen chantait aussi du Bach, on frémit, car être à ce point sonore et vide… Impotente, voilà finalement ce qui définirait le mieux cette Marcelline – hélas pour le duo du persiflage, où Seefried renouvelle, inépuisable, les inflexions de « No, no, tocca lei ». Ivan Sardi ne laisse aucun souvenir, sinon d’un récitatif à peu près aussi flasque que chez sa comparse. Rosl Schwaiger, abonnée à Barberine, s’acquitte honorablement du contrat. Antonio est mieux qu’honorable dans le jeu comique. C’est finalement des ténors que vient quelque satisfaction, bien qu’ils n’aient pas le verbe moins teuton que leurs camarades. Troupier de Munich s’il en fut, titulaire fameux de Pedrillo ou Monostatos, Friedrich Lenz a le bon goût de bégayer avec une sorte de poésie, sans grimacer. Quant à Paul Kuen, qui fut le Mime de Bayreuth après la guerre, et accessoirement le professeur de Christian Gerhaher, il sait être odieux avec légèreté, sans en faire trop ; et si son débit n’a pas l’aisance de celui de Seefried, il maîtrise la caractérisation de telle sorte qu’on croit lui voir un intéressant sourire de malignité à l’acte I. Inutile de dire qu’il n’a pas son air, pas plus que Marcelline (Dieu merci !).

Hertha Töpper est malheureusement disqualifiée pour Chérubin, et la richesse de son timbre n’en pourra mais. Un mezzo bien doté ne fait pas toujours bien tout ce qu’il fait. Constamment gênée dans le récitatif, elle semble embarrassée de sa propre voix, même si sa discipline vocale est réelle. Mais dès l’acte I, adieu élan, adieu fluidité. C’est trop vibré, trop mûr, trop lourd. Plus exactement, la lourdeur de l’élocution plombe presque mécaniquement le chant. Dans « Non so più », le divorce avec Fricsay est consommé. Pour le frémissement érotique et l’équivoque, veuillez trouver quelqu’un d’autre, ou vous entretenir avec vous-même, qui sait ?

Lourdeur aussi, et pas des moindres, avec Renato Capecchi, qui n’était plus alors le Don Giovanni insolent et jouisseur qui à Aix avait frappé François Mauriac et quelques autres. Seul Italien dans cette phalange allemande, il n’est pas beaucoup meilleur que Töpper, infirmant de façon assez cocasse l’idée reçue que l’italianità dans Mozart est toujours désirable. On parlait de fusain : l’aurait-il accaparé ? Car d’entrée tout est surjoué, surligné mais au premier degré, au point de paraître particulièrement faux d’esprit. Ce sera mieux à l’acte II, mais manquera le sourire et l’ironie. L’air du dernier acte, mordant, noir, est son meilleur moment, malgré un récitatif grandiloquent où une fois de plus il fait douter de l’avantage d’avoir un Italien dans la distribution. Tout le monde n’est pas Sesto Bruscantini. La voix est noire, sanguine, mais le chant est appuyé au point de faire grimacer le valet (« Susanna, pian pian »), et de priver « Se vuol ballare » de son effet. « Non più andrai » est mieux négocié, sauf que l’interprète y rajoute des rires avant de rendre la scansion syllabique (« di bombardi, di canoni ») caricaturale et la « gloria militar » moins sarcastique que triviale. On a l’impression d’entendre les gesticulations d’un rossinien dévoyé.




Un qu’on a souvent accusé de surligner, c’est bien Dietrich Fischer-Dieskau. Son art de la caractérisation procède certes d’un culte du détail, mais s’il faut juger du résultat, on tient là un des Comtes les plus accomplis, avec là encore des paroles et des inflexions, un visage, qui semblent jaillir dans l’instant. De quoi éclipser d’ailleurs sa gravure ultérieure avec Böhm, et d’abord par la jeunesse sensible de l’interprète, on dirait même la sveltesse, qui exalte encore une manière d’incarner le tempérament sanguin du personnage qui comprend aussi bien la raideur agressive que le penchant à la volupté. C’est la pulsation de la vie même, contrairement au cliché d’un interprète abusivement réflexif. L’interprétation est pensée dans le moindre détail, ô combien, mais au bénéfice du relief musical et théâtral, d’un effet d’évidence, et d’une unité complexe. Sur le versant aristocratique, voici la morgue (superbe), l’autoritarisme un peu vain, mais aussi l’élégance supérieure, l’insinuation ironique et le tapinois : écoutez la façon dont il phrase et colore « Conoscete, signor Figaro, questo foglio chi vergò ? ». Et voilà un Comte qui n’oublie pas de rire (« inaspettato colpo ! »). Pour l’aspect domestique et privé, les caresses vocales, frémissantes, face à Suzanne (« Non mancherai ? »), et l’humiliation autrement caressante devant la Comtesse. Le grand air de l’acte III, en sympathie avec l’énergie délicate du chef, est enthousiasmant de mobilité et d’allègement dans la véhémence. Mais le visage du Comte ne s’impose pas moins à l’auditeur dans les ensembles, où l’individualité du timbre et du phrasé le rendent admirablement présent (les apartés dans « Deh signor, non contrastate »). Comme le Comte Dietrich est beau ce soir !

C’est du reste dans le dialogue avec Irmgard Seefried que Fischer-Dieskau s’affirme le mieux, à cause des situations certes, mais plus profondément parce qu’ils parlent la même langue, d’autant mieux qu’ils avaient souvent chanté ces rôles ensemble sur scène, partenaires d’ailleurs dans les lieder de Wolf au concert. Quelques semaines auparavant, Seefried et Fischer-Dieskau avaient encore tenu ces rôles à Salzbourg sous la direction de Böhm, avec la Comtesse de Della Casa (les deux femmes avaient débuté ensemble au Met en 1953 dans ces mêmes rôles). On trouve tout naturellement ici un degré rare de complicité et une qualité de répondant qui fait des récitatifs des moments magiques. Dès leur rencontre en catimini à l’acte I, on croirait les voir, et si leur italien ne peut masquer leur naissance, la parole entre eux semble inventée dans le mouvement de sa profération. L’interaction du dialogue les caractérise d’emblée chacun comme elle rend sensible et même ambiguë les rapports des personnages.

Précisément, Irmgard Seefried a non seulement souligné souvent l’importance de l’art du récitatif pour faire un grand mozartien mais exprimé son admiration pour… les Italiens :

« Les chanteurs italiens excellent dans le récitatif : il y a chez eux comme un sourire, un je ne sais quoi… une fantaisie, voilà ! Ils m’ont beaucoup appris. Mais pour arriver à posséder leur don de… jongleur, oui, c’est exactement l’image, il faut des années » (entretien avec Sophie Lannes, reproduit dans le livret du coffret « Portrait » consacré à Seefried par DG au début des années 80).

Nous y voilà. En ce sens, et singulièrement en comparaison du Figaro de Capecchi, cette Suzanne est une grande chanteuse italienne ! Son accent ou ses voyelles ne sont pas forcément idiomatiques, et pourtant elle parle juste.




Elle force parfois le trait cependant, comme quand elle tente de congédier Basile à l’acte I, mais ce qui domine dans les récitatifs de cette Suzanne est un sentiment d’énergie, de présence et de variété sans limite. Comme elle en était coutumière, Seefried ose des moments de stupeur, presque parlés : « A Cherubino ? », blême, la fait imaginer en alerte mais toisant Basile, et le « Per me ? » au début de l’acte III installe une équivoque expressive vertigineuse, qui rappelle le « Voi ? » de cette Zerline séduite par Fischer-Dieskau dans la version Fricsay déjà évoquée. Ailleurs, on entend une façon inouïe d’alentir temporairement le débit dans le récitatif, qui à chaque fois renouvelle l’expression et la perception que nous pouvons avoir du texte : « Oime, che fate ? » juste avant l’entrée de Basile suggère vingt affects différents, et dans la chambre de la Comtesse, lorsque Suzanne se montre fascinée par la blancheur du bras de Chérubin, qui pourrait expliciter tout ce qui passe dans « qualche ragazza… » ? Inversement, et c’est là une marque plus évidente du style de Seefried, la parole semble à d’autres moments saisie d’une sorte d’enthousiasme, le souffle presque coupé. C’est le cas dès « Ella stessa ! » à la fin du duo initial, ou dans « Mirate il briconcello etc. » à la fin de cet air d’action où Suzanne travestit Chérubin, et où le génie théâtral de Seefried, la sensibilité  de ses accents et de ses inflexions se déploient au point de faire complètement oublier ses tensions vocales. Et dans le finale du II encore, favorisée par le fait qu’elle chante la partie supérieure à celle de la Comtesse, elle donne le ton en libérant la plasticité infinie de la parole : « Che testa ! che ingegno ! »

Il faut y insister : aucun paradoxe dans le fait d’évoquer cette interprétation en commençant par les récitatifs ou les ensembles, puisque le personnage ne s’y trouve pas moins, et même qu’il se trouve d’abord là. Mais vous savez comment est le public d’opéra… Alors parlons du chant dans les airs ou les duos. En 1960, la voix avait perdu de cette aura poétique qu’elle eut entre 1942 et 1955 environ, et de sa souplesse, et bien sûr de cette juvénilité presque sacrée. La fêlure du timbre est là, et bien là, certaines notes sont difficiles et grincent presque (fa et sol du haut de la portée). Dans le duo de la lettre, une curieuse réverbération vient semble-t-il à la rescousse de l’élévation dans l’aigu. Bref, cette Suzanne ne sera pas une jeunesse pin-up, mais une femme faite, comme le dit fort bien Francesco, appariée à une Comtesse inhabituellement jeune et claire, et pour le coup le duo de la lettre marie les couleurs de façon singulière, avec une Comtesse plus jeune fille et une Suzanne plus mûre. Perche no ? C’est d’un certain point de vue renverser une tradition encore vivace qui flanque une Comtesse imposante et large d’une Suzanne plus légère : voir par exemple Margaret Price et Kathleen Battle dans la version Muti. Qui cherche le charme de Suzanne comme un érotisme vocal en sera pour ses frais (Anna Moffo est là pour y pourvoir), mais qui veut entendre la combattivité et l’humanité de Suzanne la trouvera ici à foison.

Le sextuor de la réconciliation l’offre tout entière, colère et souffrante avant de rejoindre la joie collective. Mais c’est le faux monologue de l’acte IV, sous les arbres du jardin, qui est le sommet attendu, soutenu par l’orchestre poétique de Fricsay. Dans un entretien à la radio il y a 25 ans, Sena Jurinac avait mis en parallèle l’effet d’incarnation indescriptible de Ljuba Welitsch quand elle entrait en scène et l’ascendant qu’exerçait le chant fragile de Seefried dans cet air : « Elle commençait à chanter, et soudain tout était là, les arbres, la nuit, la fraîcheur de l’air, et on y était avec elle. Comment oublier ça ? » En studio en 1960, les tensions du timbre ont beau être douloureuses parfois, il règne un ton inimitable en effet, dès le récitatif, qui est celui de la gravité. La situation est ironique pourtant, délicieusement comique, avec ces paroles à double entente par lesquelles Suzanne exprime son amour pour Figaro en sachant qu’il les écoute en interprétant comme autant de preuves d’infidélité cette appel au « ben mio ». Le monde qui se tait, le murmure du ruisseau ne sont pas évoqués dans un sourire, mais avec une sorte de mystère, comme si Suzanne était dépassée par ce qu’elle chante, ou plutôt comme si l’interprète savait faire entendre par-delà l’imbroglio de la comédie une autre dimension qui s’ouvre comme dans le trio des adieux dans Così fan tutte.




J’ai gardé pour la fin la Comtesse de Maria Stader, qui reste pour moi la découverte la plus surprenante de cet enregistrement. Sa Donna Elvira avec Fricsay (lequel l'aurait voulue plutôt en Donna Anna) n’était guère convaincante, plus furie d’oratorio que figure complexe, et cette Comtesse traîne après elle une sentence têtue dans la critique : « elle se croit à l’église ». Et pourtant le rôle est ici tenu avec une présence d’autant plus admirable que Stader ne l’avait jamais chanté, et bien sûr pas sur scène, disqualifiée pour le théâtre par sa taille minuscule. Sans doute on entend des défauts dans cette Comtesse : un italien parfois hasardeux (« o tchiel ! »), des A pas toujours heureux (« provanda ella si stà » est aigre plus que de raison), une certaine maladresse dans la façon de jouer la gêne quand le Comte fait irruption dans la chambre. Il manque peut-être aussi, outre de la rondeur çà et là, le petit surplus d’ampleur qui magnifierait « Dove sono ». Mais c’est aussi que cette Comtesse, concentrée, raide parfois, est délibérément de gabarit léger, vive et mobile. Le personnage frappe par sa lumière et sa jeunesse, et fait assez bien entendre cette « sensibilité réprimée » qui caractérise la Comtesse de Beaumarchais : sensible, vulnérable, fragile sans doute, mais qui sait se tenir et tenir. Elle n’est pas de ces Comtesses mélancoliques et aristocratiques qui semblent flotter à part de l’action : elle s’y campe entière. Dès le récitatif après « Porgi Amor », elle ne languit pas dans l’indolence de l’après-midi, comme tant d’autres, mais se montre aussitôt vive, présente à ce qu’elle chante. Stader excelle dans la véhémence du conflit à l’acte II, alors que la sensualité diffuse du dialogue avec Chérubin la trouve assez neutre. Et si certaines inflexions sonnent convenu ou même bourgeois, la composition d’ensemble reste d’une grande tension, d’une tenue qui est d’abord celle du discours.

Car Stader a un atout-maître, qu’on cherchera en vain chez une Janowitz : elle parle clair, elle parle net, et cette parole est dirigée, avec une imagination dans le récitatif qu’on ne soupçonnerait pas forcément. Le retour du Comte avec la Comtesse dans la chambre en est un splendide exemple, mais on remarque aussi combien Stader évite de se montrer outrée dans « Ebben, or tocca voi » à l’acte III, chanté avec retenue, et où elle est d’une grande classe. On mesure au passage le travail de préparation sans expérience de la scène et de collaboration entre le chef et elle, s’il est vrai que Stader a rapporté elle-même combien Fricsay astreignait les chanteurs comme les musiciens à des répétitions inlassables.

Dans « Porgi Amor », le registre de la prière est sensible (c’en est bien une, après tout), mais d’une prière parcourue du frémissement de la jeunesse et même d’une véhémence latente. Après tout, Stader chantait la musique sacrée de Mozart avec cette tension et cette ardeur : Gabriel Dussurget a pu témoigner de la surprise du public au festival d’Aix quand elle chanta à la cathédrale Saint-Sauveur, habitué qu’il était à un Mozart miniature et désincarné. La tenue instrumentale est là de bout en bout, mais la liberté expressive aussi, en profonde harmonie avec le tempo de Fricsay. Le grand monologue de l’acte III lui est moins favorable (il faudrait plus d’abandon, d’érotisme), mais là encore la façon de conduire la progression et de compenser une certaine étroitesse vocale par l’engagement sonore et la clarté de l’élocution emporte la mise. Ce qui suivra suscite une admiration constante : le sourire noble dans la dictée de la lettre, la verve inattendue mise dans l’imitation du ton de Seefried quand la Comtesse est travestie, et bien sûr le moment où la Comtesse se révèle. « Almeno io per loro perdono otterrò » est chanté avec mieux que de la douceur : de plain-pied, simplement, humblement. Plus fait douceur que violence. « Più dolce son io, e dico di si » est magnifiquement articulé, noble mais encore humble, paradoxalement. Est-ce sa science de la musique d’église ? Elle semble en tout cas avoir compris bien des choses du personnage dans ce dépouillement à ce moment-là. L’enchaînement n’a plus qu’à se faire avec la stase collective « A che tutti », pénétrée d’une grandeur simple, et conduite par le ton extraordinairement religieux de Stader. Se croit-elle à l’église ? Non : elle rend le caractère du moment théâtral à son juste éclairage. C’est tout simple — « e il mondo tace ».  




      

mardi 8 janvier 2013

La femme qui rit








Mais on s'épargnera la peine d'écouter les rires coquets qui peuplent les opéras du XIXe siècle. Comment exécuter un rire au théâtre lyrique ? Le plus confortable serait encore de le faire sans chanter ; non pas en le rajoutant avec plus ou moins d'à propos – combien de rires forcés ou faux à la fin de l'air dit du champagne dans Don Giovanni ? – mais en le réalisant parce qu'il fait partie de la dramaturgie. Témoin le rire de Klytemnestre dans Elektra, qui ouvre un boulevard à Brigitte Fassbaender et Regina Resnik. Expressionnisme en vue, et en situation, même si le livret ne prescrit pas expressément ce rire mais « une expression méchante de triomphe », chez la reine « gavée d'une joie sauvage », qui « menace Elektra en tendant ses mains vers elle ». À l'opposé, le rire est noté en mesure dans la ligne de chant, staccato, comme dans l'air « Wer hungrig bei der Tafel sitzt » que chante Osmin dans Zaïde de Mozart, ou mieux comme dans le quatuor enchaîné à l'ouverture du Sposo deluso (Mozart toujours), qui ouvre justement la scène par le rire de Pulcherio : « Ah, ah, ah, ah, che ridere » (ici dans la version dirigée par Colin Davis, avec Robert Tear et Ileana Cotrubas).

Dans ces exemples, le rire n'est pas l'expression du bonheur d'être, de la puissance vitale, mais il indique soit la folie furieuse (le rire sardonique d’Orlando chez Haendel ou encore, si difficile à bien réaliser, celui d’Elettra « infuriata » dans Idomeneo), soit plus généralement la raillerie, à des degrés divers, avec ou sans agressivité. Or c'est un autre rire railleur, et violemment railleur, qui a été mis en musique de manière superbe, dans un oratorio très grave et très beau, le Giob de Dittersdorf créé à Vienne en 1786.

C'est ici la femme qui rit, bien sûr : l'épouse de Job, qui dans la Bible tourne en dérision la patience surhumaine de celui sur qui Dieu a permis que Satan déchaîne la souffrance afin de l'éprouver.







« Le Seigneur lui dit encore : N'as-tu point considéré mon serviteur Job qui n'a point d'égal sur la terre, qui est un homme simple et droit de cœur, qui craint Dieu et fuit le mal et qui se conserve encore dans l'innocence ? […]

Satan lui répondit : L'homme donnera toujours peau pour peau, et il abandonnera tout pour sauver sa vie ;

Mais étendez votre main, et frappez ses os et sa chair, et vous verrez s'il ne vous maudira pas en face.
Le Seigneur dit à Satan : Va, il est en ta main, mais ne touche point à sa vie.

Satan, étant sorti de devant le Seigneur, frappa Job d'une effroyable plaie, depuis la plante des pieds jusqu'à la tête.

Et Job, s'étant assis sur un fumier, ôtait avec un morceau d'un pot de terre la pourriture qui sortait de ses ulcères.

Alors sa femme lui vint dire : Quoi ! vous demeurez encore dans votre simplicité ! Maudissez Dieu, et puis vous mourrez.

Job lui répondit : Vous parlez comme une femme qui n'a point de sens. Si nous avons reçu les biens de la main du Seigneur, pourquoi n'en recevrions-nous pas aussi les maux ? Dans toutes ces choses, Job ne pécha point par ses lèvres. »


L'opposition est déjà présente – que saint Paul développera – entre la fausse sagesse des hommes et la folie de la croix, qui est la vertu à son comble. Dans la bouche de la femme, la « simplicité » (simplicitas dans la Vulgate) pourrait désigner, péjorativement, la crédulité de la dupe trop docile (thème increvable des comédies), mais le sens du mot est-il différent de celui de « simple » prononcé par Dieu, et qui associé à la droiture et à l'humilité désigne bien une vertu judéo-chrétienne, la « sancta simplicitas » ? La traduction œcuménique de la Bible (1976), qui a pour base le texte hébreu, unifie de fait le sens dans les deux occurrences. Mais dans la mesure où le sens dépréciatif de simplex (naïf) est attesté très tôt en latin, on peut se demander si le beau mot de simplicité ne change précisément pas de sens quand la femme de Job le prononce. Elle pourrait en somme ironiser comme Don Alfonso : « Cara semplicità, quanto mi piace ! » Du moins l'air de raillerie (n° 23) que le librettiste confie à la femme de Job (nommée Zara dans l'oratorio) interprète clairement les paroles de Job dans ce sens :


È  follia d’un alma stolta
    C'est folie d’une âme imbécile
In quel nume aver speranza,
    Que d’espérer en un tel dieu,
Che inflessibil ed irato
    Dont la colère inflexible
A te niega il suo favor. 
    Te refuse sa grâce.

Tue preghiere non ascolta
    Tes  prières, il ne les écoute pas,
Lascia pur la tua costanza
    Quitte là ta constance,
Il tuo nume è troppo ingrato
    Ton dieu est trop ingrat,
T’abbandona nel dolor.
    Il t’abandonne à tes souffrances.


Comme de juste, ménager le dialogue entre les époux supposait d'amplifier les éléments lapidaires de la source biblique. L'air prend place au début de la seconde partie de l’oratorio, laquelle commence par une plainte lancinante de Job, d'un lyrisme très pur, ponctuée par des interventions très archaïsantes du chœur : « cara semplicità » à coup sûr. Surgit alors la femme qui d'un ton brusque humilie Job rongé de vermine et lui refuse un amour consolateur. « Abandonne, lui dit-elle, cette patience qui t'avilit. » Et comme Job affirme que cette patience est un don de Dieu, elle ironise âprement : 

« Dono sublime…
Pregievol dono in ver ! Stolto ! e tu puoi
Esser grato a colui che sordo a prieghi
Inflessibil, irato, aggrava ognora
Sopra di te la man ? Ah, troppo il veggio
È un nome vano Iddio
E ingannata fin' or fui teco anch'io. »

« Don sublime en vérité ! Sot que tu es ! 
Et tu es reconnaissant envers un dieu inexorable,
irrité, sourd à tes prières, et qui t'accable encore 
de sa main ? Je ne vois que trop 
que ce dieu est un vain nom, et que comme toi j'y fus trompée. » 


C'est alors que prend place un air dont le contenu aura été en fait déjà énoncé dans le récitatif, et qui dispense aisément d'une intelligibilité parfaite du texte, l'appui sur les mots-clés suffisant de fait à la musique pour déployer une moquerie tentatrice. De fait, il revient à la femme d'enfoncer le clou (si je puis dire) en frappant de vanité la vertu d'espérance autant que la patience. Air éclatant, virtuose, confié lors de la création à Caterina Cavalieri, créatrice quelques mois plus tôt de Konstanze dans L'Enlèvement au Sérail
On peut écouter cet air ICI.






Justement, cet air da capo fait coïncider le développement de la virtuosité avec la matérialisation sonore de la raillerie, d'une raillerie d'essence diabolique. Si le rire est le propre de l'homme, la culture chrétienne célébrait encore la vertu de la tristesse. « Le Christ n'a jamais ri », et « bienheureux ceux qui pleurent ». D'où les embarras divers pour ménager une place strictement contrôlée aux expressions d'une joie qui cependant est revêtue elle aussi d'une éminente dignité. N'y a-t-il de joie pour l’homme qu'à vouloir les choses tristes que Dieu lui envoie, comme l'écrit un prélat au début du XVIIIe siècle ? Du moins est-il clair que, dans cet univers religieux, le rire est d'abord dédain de la créature souffrante, et ce rire empreint de malignité est précisément requis par le musicien.

Là réside sans doute, dans cette partition admirable, une des trouvailles de Dittersdorf, qui sait tourner les effets vocaux en peinture d’un rire amer et blessant. Dans la partie A, après les accents énergiques sur follia ou stolta (ce dernier plus percutant, dentales obligent), la voix se déploie en traits vocalisants parfaitement agaçants sur la première syllabe de niega, combinant arpèges piqués et curieux effets de vrille sur deux notes obstinément alternées, et soulignées par une marche harmonique. Le verbe nier est assurément éloquent : l’épouse rappelle cruellement que Dieu refuse son secours à celui qui souffre, et ce faisant elle nie elle-même la foi qu'on puisse avoir en lui. La femme qui chante est un esprit qui nie. Le procédé est repris, plus brièvement dans la partie B sur le mot abbandona : la déréliction est faite, par ce chant offensif, blessure supplémentaire. Car rarement la virtuosité aura été aussi pleinement rhétorique, c'est-à-dire dirigée vers l'interlocuteur que lequel il s'agit d'agir, qu'il faut atteindre, et affecter. Non pas une virtuosité de guirlandes décoratives mais une virtuosité adressée, et mordante.

Pourtant un autre procédé est encore plus frappant peut-être, qui fait partie au reste du vocabulaire expressif de cette époque, et qu'on retrouve aussi bien chez Mozart que chez Haydn : en particulier pour le rôle de Sarah dans Il Ritorno di Tobia (air « Del caro sposo »), mais avec un caractère d'exaltation très différent. Il s'agit de larges intervalles qui distendent la voix entre aigu et grave sur des notes en valeurs longues. Dans l'air de Dittersdorf, il s'agit plus précisément du même intervalle obstinément répété, la note aiguë et la note grave étant munies d'une appoggiature elle aussi en valeur longue.

Cette figure répétitive du contraste combine certes fixité et dynamisme (de haut en bas), et même elle s’approche d’un grotesque de l'écartèlement, s'il est vrai que la dérision mise en musique dans cet air suggère une énergie amère, démoniaque, outre l'ascendant vocal de la cantatrice. Surtout cette figuration de la raillerie constitue une sorte particulière de geste expressif, qui dans le contexte de l'air n'exhale pas seulement aigreur et mépris, mais laisse imaginer un mouvement théâtral du corps, comme un index pointé. Vertu de l'interprète sans doute (l'extraordinaire Romelia Lichtenstein dans l'intégrale CPO dirigée par Hermann Max) et aussi de l'imagination de l'auditeur. À chaque fois que j'écoute cet air, l'image me revient du geste que faisait en concert Leonie Rysanek dans le rôle de Klytemnestre lorsqu'elle entrait en scène et que face à Elektra elle commençait, avec moins de rage que de morgue : « Seht doch dort ! So seht dich das », en tendant vers sa fille un bras impérieux, la tête redressée, paume ouverte, mais qui disait le mépris. « Voyez donc ça là ! ». Mais l'Électre de Hofmannsthal, sale, humiliée, immuable, n'est-elle pas justement, en quelque manière, un Job vindicatif, qui ne croirait plus que le salut vînt jamais d'un dieu ?


© Knut Talpa 2013. Tous droits réservés.