samedi 9 février 2013

Janet Baker (1) : récital Gluck






Armide : « Le perfide Renaud me fuit »
Iphigénie en Aulide : « Vous essayez en vain – Par la crainte et par l’espérance »
Iphigénie en Tauride : « Non, cet affreux devoir – Je t’implore et je tremble »
Iphigénie en Aulide : « Adieu, conservez dans votre âme »
Alceste : « Divinités du Styx »
La Rencontre imprévue : « Bel inconnu, qu’ici l’Amour amène » ;  
« Je cherche à vous faire le sort le plus doux »
Paride ed Elena : « Spiagge amate » ; « O del mio dolce ardor » ; 
« Le belle immagini » ; « Di te scordarmi ? »
Orfeo ed Euridice : « Che puro ciel ! » ; « Che farò senza Euridice ? »

English Chamber Orchestra
Dir. Raymond Leppard

Enregistrement de 1975
1 CD Philips, coll. Baroque Classics (1989), rééd. coll. Eloquence (2004).


Un disque de chevet, celui grâce auquel j’ai découvert Janet Baker et surtout les opéras de Gluck, et qui me ravit toujours à chaque écoute. Raymond Leppard, maître d’œuvre de ce récital comme de bien des disques de Baker dans le répertoire baroque et classique, a souligné chez elle ce qui faisait à ses yeux ses vertus éminentes dans Haendel : une vraie discipline unie à une vraie liberté, avec de surcroît une intensité émotionnelle hors du commun. Ces qualités s’épanouissent dans l’interprétation de Gluck, et on trouvera peu d’exemples d’un chant aussi noble et ardent en même temps. Le français, excepté quelques scories dans les liaisons (mais il est rassurant d’entendre que « l’honneur parle aux zéros offensés »), est généralement superbe car altier. À ce propos, j’avais été très étonné d’entendre à la radio feu Jacques Bourgeois déclarer qu’elle ne parlait pas français et apprenait ses parties en français phonétiquement, et que la réussite n’était que plus frappante. Était-ce le cas ? Dans cet album Gluck, elle phrase certains vers de façon véritablement admirable, et on imagine mal que cela puisse être sans une perception linguistique assez précise.

Quand il est paru, à la fin des années 1970, bien des extraits de ce disque étaient des raretés et même des premières au disque. Par exemple, qui voulait alors entendre Armide n’avait que « Ah, si la liberté me doit être ravie » par Frida Leider (en français dans un album Preiser)… et le monologue final par Baker – c'était tout. On ne mesure peut-être pas la chance qu’on a aujourd’hui de pouvoir accéder commodément par le disque à la production lyrique de Gluck, pour ses œuvres les plus marquantes, mais même Ezio est actuellement documenté par trois enregistrements de la version de Prague (1750) et un de la version viennoise (1763). Avant les années 1980, il n’existait sur le marché officiel aucune intégrale d’Armide, ni d’Iphigénie en Aulide, ni même d’Alceste : la version Leibowitz avec Ethel Semser ne reparaîtra qu’un peu plus tard, fugitivement, chez Chant du Monde, et celle de Flagstad (version de Vienne) n’était plus au catalogue depuis longtemps. Ne parlons pas de Pâris & Hélène, ni de La Rencontre imprévue. Mais songeons aussi que pour Iphigénie en Tauride, la seule intégrale enregistrée était celle de Giulini, captée à Aix-en-Provence en 1952 ; encore était-elle supprimée depuis des lustres : EMI ne la réédita en microsillons que lorsque Shirley Verrett reprit le rôle au Palais Garnier. Paradoxalement, la discographie des opéras de Rameau était dans ces années-là plus fournie.

Tout n’est pas également captivant dans ce disque Gluck, sans doute, mais tout intéresse, même si la direction de Leppard peut nous sembler bien flasque parfois (dans certaines séquences du monologue d’Armide) et si ce qui passait alors pour de la rigueur philologique sonne parfois romantique de phrasé (mais cette musique s’en accommode bien, du moins pour ce programme). En tout cas, l’English Chamber Orchestra offre une interprétation bien plus tenue et concentrée que ce qu’on entend dans la fosse de Glyndebourne pour l’Orfeo ed Euridice monté pour les adieux de Baker (DVD).

Le grand air d’Alceste a certes de l’allure, mais paraîtra corseté et même compassé, une fois comparé au feu dévorant de Baker sur le vif (représentation à Covent-Garden en 1981, publiée depuis officiellement). L’air d’Iphigénie en Tauride (dont la source musicale est un ancien air d’Antigono… et sans doute encore une partita de Bach !) ne semble pas non plus le plus propice à l’épanouissement de l’art de Baker, mal soutenue, pour le coup. Les deux monologues d’Orphée sont magnifiques, et à un tempo parfait pour le lamento (allant comme il faut), mais ce qu’il y a de plus personnel chez cette artiste ne s’y investit pas entièrement, il me semble. Pour le reste, on est ébloui.






Et d’abord ébloui par les deux airs de La Rencontre imprévue, opéra-comique écrit en français pour Vienne, où Baker incarne successivement la suivante Balkis et la suivante Amine. Janet Baker en simple suivante ? horreur ! Elle enchante pourtant par l’ironie du ton et le confort vocal, luxueux pour de telles parties sans doute. Dans Iphigénie en Aulide, on l’aurait attendue plutôt en Clytemnestre, et de fait son Iphigénie, intimidante de noblesse, n’est plus une jeunesse virginale. L’adieu à Achille, altier autant qu’attendri, monumental et murmuré, n’en est que plus poignant. Quant à l’air du premier acte (« Par la crainte et par l’espérance »), d’une conception musicale un peu conventionnelle, il faut bien le dire, elle le rend passionnant de bout en bout, et quels phrasés ! Écoutez seulement les vers

Et rétablis entre eux l’heureuse intelligence
Dont dépend ma félicité :
Amour, j’implore ta puissance !

Tout cela est du plus grand ton, avec cette manière si caractéristique de Baker d’appuyer les consonnes labiales (cet « Ammmour »…).

Pour la scène finale d’Armide, par où commencer ? On est face à une conception de très grande ampleur : le début est extrêmement lent, comme émergeant du silence, trop lent sans doute, ou trop traînant, trop drapé pour ainsi dire, mais cela permet par la suite de vastes contrastes. Baker a beau jeu de déployer là l’éventail de ses caractères : livide, murmurante, mais aussi impérieuse, furieuse, avec ce quelque chose de sexuel dans le timbre (pour reprendre les propos de Jean-Charles Hoffelé à propos de sa Vitellia). La séquence de l’hallucination (« Quand le barbare était en ma puissance etc. ») est… hallucinante, avec une déclamation plus lourde que Delunsch, mais aussi une voix étincelante. Oui, une humeur noire, une fureur splendide, où Baker parvient à marier la violence et la majesté comme elle savait si bien le faire. La voix semble commander à tout, au moment où elle donne l'impression que les passions dévorent le personnage. Surtout, les derniers vers sont chantés de façon inouïe : on entend alors la plus grande Baker, avec ce foyer démoniaque dans la voix, cette voix qui semble effectivement incendier le palais à elle seule, et le rictus amer de la sorcière artistement glissé dans ce désespoir en apothéose.

Curieusement, quand j’ai entendu cette scène pour la première fois, j'ignorais le détail de la scène, qu’Armide s’envole sur son char pendant la destruction du palais enchanté. J’imaginais Baker immobile, consummée dans l’incendie pendant la grande péroraison orchestrale — un peu comme la gouvernante à la fin de Rebecca de Hitchcock. Je n’entendais pas « Partons », mais seulement « Demeure enseveli en ces lieux pour jamais ». Mais sans doute Gluck joue-t-il sur cette suggestion, absente chez Lully pour des raisons évidentes d'écriture.

À égalité avec Armide, le groupe des quatre airs de Pâris, avec l’inévitable « O del mio dolce ardor » des recueils d’Arie antiche, et le moins intéressant du lot à mon sens. Cet opéra quasiment expérimental, où Gluck et son librettiste délaissent les ressorts du terrible et du grand pathétique pour représenter une Grèce plus idyllique, très néo-classique, en poussant loin le dépouillement, est délicat à interpréter sans tomber dans la fadeur ou la monotonie. L’atout majeur de Baker est la conjonction du ton héroïque requis et d’un érotisme ombrageux, qui transcende le registre élégiaque. « Spiagge amate » impose d’emblée la nostalgie irritante du désir, qui trouve son épanouissement dans « Le belle immagini », sublime de bout en bout tant le feu ravageur qui éclatait dans Armide semble ici couver, et confère au morceau, si fermement tenu, quelque chose de langoureux et en somme d’inquiétant. Quant à la grande tirade de l’acte II, Baker en domine l’arche expressive en souveraine, avec une partie lente qui porte la douleur à un haut degré d’onirisme, avec une péroraison (« Ma guardati etc. ») qui donne la chair de poule par sa poigne. Eh oui, Janet Baker est une illustre Angloise, plus anglaise qu’anglaise sur ses photos, mais c’est d’abord une cantatrice qui imagine dans le texte, une grande chanteuse classique doublée d’une artiste shakespearienne. Une grande démoniaque en robe mauve.






The Guardian a publié en juillet dernier un entretien remarquable avec Janet Baker.
À lire ici (la page intègre des vidéos, dont l'Orphée de Gluck)



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