mardi 31 décembre 2013

dimanche 29 décembre 2013

Adieu notre petite place





Composée par Goldoni pour le carnaval 1756, la comédie Il Campiello (littéralement La Petite place, mais une traduction traditionnelle en français était Le Carrefour, avant qu’on opte pour Le Campiello) fait partie de celles du même auteur que le compositeur Ermanno Wolf-Ferrari – lui-même natif de Venise et formé à Munich – a décidé d’adapter pour le théâtre lyrique : Le donne curiose (Les Curieuses, 1903, Munich), I quattro rusteghi (Les Rustres, 1906, Munich), La Vedova scaltra (La veuve rusée, 1931, Rome). C’est en février 1936, à la Scala de Milan, que ce Campiello nouveau fut créé, Mario Ghisalberti ayant adapté le texte de Goldoni. Parmi les créateurs, la basse bouffe Salvatore Baccaloni (Leporello illustre) et Mafalda Favero dans le rôle de Gasparina. La Fenice doit en donner une nouvelle production en février 2014.

Ces opéras goldoniens, produits dès les années 1900 mais aussi au-delà de la Première guerre mondiale, sont typiques d’une réaction au post-romantisme wagnérisant, au pathos du vérisme ou aux saturations fin-de-siècle, se tournent vers la comédie des Lumières et tacitement vers le modèle mozartien, ou bien encore vers Molière : Wolf-Ferrari a composé aussi un Amour médecin (1913, Dresde). « Luft ! Luft ! » : en un sens Isolde avait donné le ton – « de l’air ! » Retour donc au grand air (mais non dans la forme opéra), à lair vif et léger de l’âge classique et rococo, à sa poésie, à ses conventions non réalistes également. Dans Il Campiello, Wolf-Ferrari confie même deux rôles de femme mûre (Donna Cate et Donna Pasqua) à des ténors, comme dans les opéras du XVIIe siècle. Le compositeur et son librettiste ont conservé d’ailleurs la composante dialectale de la comédie originelle – ce qui posera plus tard des difficultés pour l’adaptation allemande d’Il Campiello : par exemple, quand le Volksoper de Vienne représentera l’opéra en 1967 dans une mise en scène d’Otto Schenk (avec Renate Holm et Peter Klein en tête de distribution), Marcel Prawy adaptera le livret en allemand sans chercher à conserver les éléments dialectaux. Les particularités linguistiques font pourtant partie du jeu réglé par Goldoni. Ainsi Gasparina est-elle définie d’emblée comme « une jeune fille pleine d’affectation [caricata], qui parle en employant le z au lieu du s ».

Or la « franche gaieté » de la comédie – qu’un auteur plus ancien (Beaumarchais) opposait déjà aux excès « fin de siècle » du raffinement intellectuel et de la violence pathétique – se résout aussi, dans la dernière scène, en élégie furtive :

Cavaliere
Animo allegramente,
Andiam tutti in locanda,
Che si passi la notte in festa in brio ;
Poi diremo diman : Venezia addio.

Gasparina
Cara la mia Venezia,
Me dezpiazerà certo de lazzarla ;
Ma prima de andar via vòi zaludarla.
Bondì Venezia cara,
Bondì Venezia mia,
Venezziani zioria.
Bondì, caro Campielo,
No dirò, che ti zii bruto, né belo.
Ze bruto ti zè ztà, mi me dezpiaze :
No zè bel quel, che è bel, ma quel che piaze.


Le Chevalier
Allons, rentrons tous joyeux à l’auberge.
Que la nuit se passe à festoyer avec entrain ;
Et puis demain nous dirons : adieu Venise.

Gasparina
Chère Venise à moi,
Oui, j’aurai de la peine en te quittant ;
Mais avant de partir je veux te saluer.
Adieu, chère Venise,
Adieu, ma Venise à moi,
Gens de Venise, au revoir.
Adieu, cher Campiello,
Je ne dirai pas que tu es laid, ni beau.
Si tu passes pour laid, moi j’en suis au regret :
N’est pas beau ce qui est beau, mais ce qui plaît.


Peu de traces enregistrées de ce Campiello. On peut cependant goûter l’interprétation congéniale de Daniela Mazzucato, qui chanta aussi magistralement Felice des Quattro rusteghi ; il s’agit d’un live de Trieste en 1992, publié en cd par Fonit Cetra. L'adieu de Gasparina est à 1h 03 du début :




Mais ce que réussissait Renate Holm au Wiener Volksoper en 1967, sous la direction d’Argeo Quadri, ne mérite pas moins d’être écouté et contemplé, dans un trop court extrait diffusé lors d’un entretien télévisé par August Everding (cest à 19 min 30) :





Selon Ekkehard Klemm, la musique fait alors tomber « un voile de mélancolie » sur l’ensemble de la pièce, aussi sur un monde en train de disparaître. Nous sommes en 1935, et il est tentant d’entendre dans le chant ultime de Gasparina quittant Venise un adieu sans éclats à tout un continent radieux de la culture. On peut aussi se demander si Wolf-Ferrari pouvait clore autrement son opéra, contraint par le canevas et le texte de Goldoni. Dans la comédie parlée, les dernières paroles de Gasparina font entendre un adieu rapide : comme avec celles de Giacinta à la fin de la Villégiature, la beauté de ce moment théâtral tient précisément à son caractère fugitif, non développé. Conclure un opéra impose de donner à ces paroles une autre densité, plus lyrique, un surcroît d’étendue, en conjuguant à la voix de Gasparina celle du chœur. Ainsi, cette accentuation élégiaque est sans doute aussi une nécessité de structure.

L’ambiguïté délectable de cette fin réside cependant dans ce paradoxe : le style néo-mozartien de Wolf-Ferrari confirme en fait la vocation crépusculaire de ces opéras fatalement « fin de partie ». Mais l’ambiguïté était déjà cultivée par Goldoni, ne serait-ce qu’avec ce personnage de Gasparina. Voici ce qu’en disait Giorgio Strehler quand il mit en scène Il Campiello d’origine, en 1975 :

« À la fin, le Chevalier – qui une fois le Carnaval terminé “doit” s’en aller – ne peut que s’en aller avec Gasparina, qui depuis toujours veut s’en aller. Mais pas avant d’avoir découvert que Gasparina aussi est à moitié noble, fille d’un noble et d’une chiffonnière, exactement comme le noble est fils de noble et d’une femme du peuple. […] De toutes les façons, il faudra que le Chevalier cède un peu de sa sympathie populaire et Gasparina de son incapacité d’accepter ”-“le peuple” : “ces saletés-là”. Et Goldoni le fait comprendre sur un ton très évident : par l’attendrissement soudain du personnage antipathique à la fin du cinquième acte, au moment de dire adieu à Venise, à la place. Au moment de la quitter, Gasparina “sent” qu’il s’agit d’un moment sérieux, et elle découvre en quelques mots la “douceur” de ce monde qu’elle refusait : maintenant qu’elle le voit avec une certaine distance, maintenant que sa manie de noblesse (psychanalyse comprise, de complexes d’infériorité et de solitude y compris) est un peu assouvie, maintenant qu’elle est presque dehors, presque d’ailleurs : “Chère Venise, Venise à moi”, adieu à tout le monde, adieu à la place, aux choses et aux personnes, laissant très justement en suspens un jugement qui, s’il avait été positif, aurait vraiment été trop soudain et conventionnel : “Je te dirai ni que tu es laid ni que tu es beau…” »




« La fille, de naissance à moitié noble et populaire, est sans aucun doute fille du peuple et vénitienne, mais pas tout à fait. Elle veut fuir sa classe et son langage. Elle a une curiosité vive mais superficielle pour les choses, pour l’art, pour la classe dominante. Son côté négatif a quelque chose de positif. Je dirais qu’elle ne se résigne pas. Elle est inquiète, même pour de mauvaises raisons, elle veut être plus, elle veut en savoir plus.
Le positif-négatif de Gasparina est un des caractères les plus complexes chez Goldoni : le populaire renié. […] La Gasparina superficielle, moitié napolitaine, moitié fille du peuple sans vouloir l’être, est un personnage non seulement “ridicule”, mais parfois presque déchirant, sûrement émouvant. Son “vice” est plein d’ombres, de réticences et de courage, d’incertitudes et de stupidités, mais aussi d’élans retenus, de rêves légitimes, de capacités d’excès. »

Et quand le spectacle fut repris à l’Odéon à l’automne 1992, Strehler rédigea une « Lettre aux acteurs » où on lit : 

« Que tout soit vivant, doux, âpre, léger et triste. »



lundi 16 décembre 2013

Amour, viens aider ma faiblesse (2)



Après audition d’une tribune critique à la radio, sur la discographie du Gloria de Poulenc



Frère Knut – C’est affreux, ma mère, je n’arrive pas à aimer Poulenc…

Le R. P. Machart – Mais, chère madame, ça n’a strictement aucuuuune importance.*

Mme de Croassy – Dieu en soit pourtant remercié : je ne m’entendais plus mourir.

Dieu (très réverbéré) – Cet élixir ou un autre, que m’importe !…

Saint Thomas Daquin – Coucou ! Dites donc, bonnes gens…

Sœur Jeanne de Taupe-Laisse – C’est y possible de bassiner avec un blog pareil !

Mère Marie de l’Intervention rue Saint-Denis (à un agent) – Votre maintenance déliiiiire !

Agent Javelinot – Ayez la bonté de remonter ce coussin… quatrième gauche !

Rose Ducor – Hého, c’est quoi cette embrouille ? On a toujours été réglo, pas vrai ?

Mme de Croassy – Demande pardon !… Peur… Peur de l’amende !… Êêêêêêrkhfgr !

Sœur Blanche de l’Agonie du Cri de Souris (faisant un petit bond) – Mwiaaaaooooouw !

Le Marquis de La Force (met en joue) – Pan !

Guillotin de Préfontaines – Vlac ! 

Un petit lièvre (détalant vers lhippodrome de Compiègne) – Mater misericordiae !

Des gars qui vont à la fête – Chapeau !


* Cf. une page plus ancienne ici.

dimanche 15 décembre 2013

Un je ne sais quoi (2)





Le Menteur de Goldoni (Il Bugiardo, 1750) est largement décalqué de la comédie homonyme de Corneille. Cette version vénitienne, d’une acuité psychologique moindre sans doute que l’original français, introduit au moins un caractère nouveau : Florindo, « jeune bourgeois bolonais, qui apprend la médecine », « amant timide de Rosaura ». C’est lui qui ouvre la pièce en donnant à celle pour qui il soupire et à la sœur de celle-ci une sérénade dont Lélio, le protagoniste, aura tôt fait de s’attribuer l’initiative, comme il fera à l’acte II pour le sonnet furieusement allusif que Florindo aura lancé sur leur terrasse.

C’est que cet amant timide est enfermé dans une névrose de la communication : il n’a de cesse de se manifester auprès de Rosaura par des témoignages galants, mais sans quitter l’incognito, ce qui désespère Brighella, le valet de Florindo. Dans la mise en scène de Laurent Pelly, créée à l’automne 2008, c’est Emmanuel Daumas qui incarne le rôle avec un mélange irrésistible d’énergie et de poésie, mais c’est toute la distribution qui charme. Comme on pouvait s’y attendre tant c’est devenu une convention, Pelly transpose l’action dans une Italie des années 60, mais de manière assez judicieuse, en particulier par l’utilisation d’une scène sur pilotis, où l’eau de la lagune a tôt fait de devenir une surface rêvée sur laquelle le personnage mythomane et hâbleur de Lelio glisse et danse, puisque le propre de ce protagoniste moralement répréhensible (la moralité finale le souligne) est de réenchanter constamment le monde bourgeois où il louvoie par ses fables et par sa grâce, ou plutôt par sa sprezzatura (bravo à qui le traduira).

Or, là où chez Corneille le concert magnifique et galant donné sur les eaux de la Seine était une affabulation de Dorante (I, 5), l’entrée dans la comédie de Goldoni se fait par une scène effective de sérénade au clair de lune, exécutée par une chanteuse accompagnée de quelques musiciens. Le spectacle toulousain offrait, dans une nuit anthracite, deux chanteuses élégantes escortées d’une guitare électrique, d’une clarinette et d’une batterie légère, et la chanson était conservée dans le texte italien (ou plutôt vénitien) original : 

Idolo del mio cuor,
    Idole de mon cœur,
Ardo per vu d’amor,
    Je brûle d’amour pour vous
E sempre, o mia speranza,
    Et toujours, ô mon espoir,
Se avanza – el mio penar.
    S’augmente – ma souffrance.

Vorria spiegar, o cara,
    Je voudrais vous dire, ô mon aimée,
La mia passion amara ;
    Ma passion et ses peines ;
Ma un certo no so che...
    Mais un certain je ne sais quoi…
No so, se m’intendè,
    (Je ne sais si vous me comprenez)
Fa che non so parlar.
    Me prive de la parole.

Quando lontana sè,
    Quand vous êtes loin,
Quando non me vedè,
    Quand vous ne me voyez pas,
Vorria, senza parlarve,
    Je voudrais, sans vous parler,
Spiegarve  – el mio dolor ;
    Vous dire – ma douleur ;

Ma co ve son arente,
    Mais quand je suis près de vous,
No son più bon da gnente.
    Je ne suis plus bon à rien.
Un certo no so che...
    Un certain je ne sais quoi…
No so, se m’intendè,
    (Je ne sais si vous me comprenez)
Me fa serrar el cuor.
    Fait que mon cœur se serre.

Se in viso me vardè,
    Si vous me regardiez dans les yeux,
Fursi cognosserè
    Peut-être découvririez-vous
Quel barbaro tormento,
    Ce barbare tourment
Che sento - in tel mio sen.
    Que je sens – dans mon cœur.

Dissimular vorria
    Je voudrais dissimuler
La cruda pena mia ;
    Ma souffrance violente ;
Ma un certo no so che...
    Mais un certain je ne sais quoi…
No so, se m’intendè,
    (Je ne sais si vous me comprenez)
Ve dise : el te vol ben.
    Vous dit : il t’aime, lui. 

Mio primo amor vu sè,
    Vous êtes mon premier amour,
E l’ultimo sarè,
    Et vous serez le dernier,
E se ho da maridarme,
    Et si je dois me marier,
Sposarme – voi con vu ;
    Mon épouse – ce sera vous.

Ma, cara, femo presto...
    Mais, ma bien-aimée, faisons vite…
Vorave dire el resto,
    Je voudrais vous dire le reste,
Ma un certo non so che...
    Mais un certain je ne sais quoi…
No so, se m’intendè,
    (Je ne sais si vous me comprenez)
No vol che diga più.
    M’empêche d’en dire plus.

Peno la notte e el dì
    Je souffre la nuit et le jour
Per vu sempre cussì.
    À cause de vous, toujours ainsi.
Sta pena (se ho da dirla)
    Cette souffrance (s’il faut l’avouer),
Soffrirla – più no so.
    L’endurer – je ne saurais davantage.

Donca, per remediarla,
    Donc, pour y porter remède,
Cara, convien che parla :
    Mon aimée, il faut que je vous parle :
Ma un certo no so che...
    Mais un certain je ne sais quoi…
No  so, se m'intendè,
    (Je ne sais si vous me comprenez)
Fa che parlar no so.
    Me prive de la parole.

Sento che dise Amor :
    J’entends l’Amour me dire :
Lassa sto to rossor,
    Abandonne ta timidité,
E spiega quel tormento,
    Et explique le tourment
Che drento - in cuor ti gh’ha.
    Que tu portes en toi – dans ton cœur.

Ma se a parlar me provo,
    Mais si je m’essaie à parler,
Parole  più no trovo,
    Je ne trouve plus les mots,
E un certo no so che...
    Et un certain je ne sais quoi…
No so, se m’intendè,
    (Je ne sais si vous me comprenez)
Pur troppo m’ha incantà.
    Ne m’a que trop ensorcelé.

Ingénieusement, Pelly et son équipe ont employé en la circonstance la musique de la chanson entêtante de Mina Mazzini, Città vuotta (1964), appropriée non seulement pour son charme nostalgique mais pour son silence subit après città, transféré sur scène à la suspension d’« un certo non so che », qui figure dans le style strophique de la canzone les dérobades de l’amant timide, qui dit sans dire – veut et ne veut pas. Ainsi aménagée, la sérénade nouvelle stylise et décante l’intensité sentimentale de la chanson de Mina, et elle concourt à servir, comme les lumières ou le décor, le comique ambigu qui caractérise ce spectacle aux gris profonds et pluvieux.




Città vuota

Le strade piene, la folla intorno a me
mi parla e ride, e nulla sa di te,
io vedo intorno a me chi passa e va
ma so che la città…
vuota mi sembrerà se non ci sei tu.

C’è chi ogni sera mi vuole accanto a se,
ma non mimporta se i suoi baci mi darà,
io penso sempre a te, soltanto a te,
e so che la città…
vuota mi sembrerà se non torni tu.

Come puoi tu vivere ancor solo senza me ?
non senti tu che non finì il nostro amor ?
Le strade vuote, deserte senza te
leggo il tuo nome ovunque intorno a me,
torna da me amor, e non sarà più vuota la città…
ed io vivrò con te tutti i miei giorni.

(et en play-back abrégé et publicitaire)