dimanche 7 janvier 2024

Intermezzo





INTERMEZZO

« Je n'ajouterai qu'un mot à l'intention des oreilles les plus choisies : ce que, quant à moi, j'attends exactement de la musique. Qu'elle soit gaie et profonde, comme un après-midi d'octobre. […] Je n'admettrai jamais qu'un Allemand puisse seulement savoir ce qu'est la musique. Ceux que l'on nomme les musiciens allemands, à commencer par les plus grands, sont tous des étrangers, Slaves, Croates, Italiens, Néerlandais – ou Juifs ; ou, si ce n'est pas le cas, ce sont des Allemands de la forte race, de la race allemande maintenant éteinte, tels que Heinrich Schütz, Bach et Haendel. Quant à moi, je suis encore assez polonais pour cela, je donnerais pour Chopin tout le reste de la musique : j'en excepte, pour trois raisons différentes, Siegfried-Idyll de Wagner, peut-être aussi Liszt, qui par la distinction de ses accents orchestraux l'emporte sur tous les autres musiciens ; enfin, tout ce qui a poussé de l'autre côté des Alpes, je veux dire, de ce côté-ci… Je ne saurais me passer de Rossini […]. Et quand je dis “de l'autre côté des Alpes”, je ne songe en fait qu'à Venise. Quand je cherche un synonyme à musique, je ne trouve jamais que le nom de Venise. Je ne fais pas de différence entre la musique et les larmes, je ne peux imaginer le bonheur, le Midi, sans un frisson d'appréhension. […] »

 

WAGNER CONSIDÉRÉ COMME UN DANGER

1.

« L'intention poursuivie par la musique moderne dans ce qu'on nomme maintenant avec autant de force que d'imprécision “mélodie infinie”, il faut, pour la comprendre, s'imaginer qu'on entre dans la mer, qu'on perd pied peu à peu, et pour finir qu'on s'abandonne à la merci des éléments ; il ne reste alors plus qu'à nager. Dans la musique ancienne, il fallait faire tout autre chose, en des évolutions gracieuses ou solennelles, ou ardemment passionnées, vives et lentes tour à tour : il fallait danser. La mesure, qui obligeait à suivre certains accents de temps et d'intensité de valeur égale, exigeait de l'âme de l'auditeur une constante pondération? C'était le contraste entre ce courant d'air frais, né de la pondération, et le souffle tiède de l'enthousiasme qui faisait le charme puissant de toute bonne musique. Richard Wagner a voulu un mouvement différent. Il a bouleversé toutes les conditions physiologiques de la musique. Nager, planer, au lieu de marcher, de danser… […] Le danger s'accroît encore lorsqu'une telle musique s'appuie de plus en plus étroitement sur un art tout naturaliste de l'histrion et du mime, qui n'est plus régi par aucune loi de la plastique, et qui recherche l'effet, rien de plus… L'espressivo à tout prix, et la musique mise au service de l'attitude, esclave de l'attitude – c'est bien la fin de tout… »

2.

« Comment ! La première vertu de l'interprétation musicale serait-elle vraiment, comme semblent le croire aujourd'hui la plupart des interprètes, d'atteindre à tout prix à une sorte de haut-relief insurpassable ? N'est-ce pas, si l'on applique par exemple ce principe à Mozart, le péché même contre l'esprit de Mozart, l'esprit d'une gaieté sereine, rêveuse, tendre, amoureuse, de ce Mozart qui, Dieu merci, n'était pas allemand, et dont le sérieux était plein d'or,d e bonté, et non le sérieux d'un brave et lourd Allemand… […] Mais vous semblez croire que toute musique est musique du “convive de pierre”, que toute musique doit surgir du mur et secouer l'auditeur jusque dans ses entrailles ?… À vous en croire, ce n'est qu'ainsi que la musique agit ? Mais sur qui agit-elle ? Ceux-là précisément sur qui un artiste aristocratique ne doit jamais agir : sur la masse ! sur les impubères ! sur les blasés ! sur les malades ! sur les imbéciles ! en un mot, sur les wagnériens !… »

 
Nietzsche contra Wagner (1888)
Trad. J.-Cl. Hémery, rev. M. de Launay 
(vol. 3 des Œuvres de Nietzsche, Gallimard, 2023)







samedi 16 février 2019

Bruno Ganz



Bruno Ganz

Zürich 1941 - Zürich 2019


Friedrich Hölderlin, Rückkehr in die Heimat

Ihr milden Lüfte ! Boten Italiens
Und du mit deinen Pappeln, geliebter Strom !
Ihr wogenden Gebirg ! o all ihr
Sonnigen Gipfel, so seid ihrs wieder ?

Du stiller Ort ! in Träumen erscheinst du fern
Nach hoffnungslosen Tage dem Sehnenden.
Und du mein Haus, und ihr Gespielen,
Bäume des Hügels, ihr wohlbekannten !  

Wie lange ists, o wie lange ! des Kindes Ruh
Ist hin und hin ist Jugend und Lieb und Lust.
Doch du, mein Vaterland ! du heilig-
Duldendes siehe, du bist geblieben.  

Und darum, daß sie dulden mit dir, mit dir
Sich freun, erziehst du teures ! die Deinen auch
Und mahnst in Träumen, wenn sie ferne
Schweifen und irren, die Ungetreuen.  

Und wenn im heißen Busen dem Jünglinge
Die eigenmächtigen Wünsche besänftiget
Und stille vor dem Schicksal sind, dann
Gibt der Geläuterte dir sich lieber.  

Lebt wohl denn, Jugendtage, du Rosenpfad
Der Lieb, und all ihr Pfade des Wanderers,
Lebt wohl ! und nimm und segne du mein
Leben, o Himmel der Heimat, wieder !





dimanche 6 janvier 2019

Blandine Verlet (3)






Pour le réveil, et le matin dans la cuisine
  

            Alidor cherche à son réveil                       
            L’ombre d’Iris qu’il a baisée,                       
            Et pleure en son âme abusée                       
            La fuite d’un si doux sommeil.           

            Les bêtes sont dans leur tanière,            
            Qui tremblent de voir le Soleil :           
            L’homme, remis par le sommeil,           
            Reprend son œuvre coutumière.           

            Le forgeron est au fourneau,                       
            Ois comme le charbon s’allume,           
            Le fer rouge dessus l’enclume           
            Étincelle sous le marteau.                       

Cette chandelle semble morte,           
Le jour la fait s’évanouir                       
Le Soleil vient nous éblouir,                       
Vois qu’il passe au travers la porte.

            Il est jour, levons-nous, Phyllis,           
            Allons à notre jardinage                       
            Voir s’il est comme ton visage,           
            Semé de roses et de lis.

Théophile de Viau, Le Matin. Ode (1621)             


vendredi 4 janvier 2019

Blandine Verlet (2)




Blandine Verlet (1942-2018)

Jacques Duphly (1715-1789)

1. La Félix (livre II, n° 3)
2. La Victoire. À Madame Victoire de France (livre II, n° 1) : à 4' 26
3. La Drummond (livre IV, n° 4) : à 7' 00
4. La Milletina (livre I, n° 14) : à 10' 19
5. La Forqueray (livre III, n° 1) : à 12' 17
6. La de Vatre (livre II, n° 4) : à 17' 36
7. Rondeau (livre I, n° 13) : à 20' 36
8. Médée (livre III, n° 3) : à 24' 30
9. La Pothoüin (livre IV, n° 5) : à 27' 45
10. La Lanza (livre II, n° 5) : à 32' 54
11. Allemande (livre I, n° 9) : à 38' 25
12. La Boucon (livre I, n° 10) : à 43' 00
13. Chaconne (livre III, n° 2) : à 47' 17

Pièces 1 à 8 : clavecin Hemsch 1754
Pièces 9 à 13 : clavecin Anthony Sidey 1976 (tempérament inégal)
Enregistrements pour Philips (Musiques pour les princesses de France, vol. 1 et 2)



mardi 1 janvier 2019

Prosit Neujahr ! (1979-1989)


Josef Strauss, Die Libelle, polka-mazur op. 204


*

Guillaume-Antoine Olivier, Histoire naturelle (1789)

« Les Libellules se rendent dans nos jardins ; elles parcourent les campagnes, elles volent volontiers le long des haies ; mais où on les voit en plus grand nombre, c’est dans les prairies, & sur-tout le long des ruisseaux & des petites rivières, près des bords des étangs & des grandes mares. L’eau est leur pays natal ; après en être sorties elles s’en rapprochent pour lui confier leurs œufs. 
“ Quoique par la gentillesse de leur figure, dit Réaumur, par un air de propreté & de netteté, & par une sorte de brillant, elles soient dignes du nom de Demoiselles, on le leur eût peut-être refusé si leurs inclinations meurtrières eussent été mieux connues : loin d’avoir la douceur en partage, loin de n’aimer à se nourrir que de suc des fleurs & des fruits, elles sont des guerrières plus féroces que les Amazones ; elles ne se tiennent dans les airs que pour fondre sur les insectes ailés qu’elles y peuvent découvrir ; elles croquent à belles dents ceux dont elles se saisissent. Elles ne sont pas difficiles sur le choix de l’espèce : j’en ai vu se rendre maîtresses de petites Mouches à deux ailes, & d’autres qui attrapoient devant moi de grosses Mouches bleues de la viande ; j’en ai vu une qui tenoit entre ses dents & emportoit en l’air un Papillon diurne à grandes ailes blanches. C’est leur inclination vorace qui les conduit le long des haies sur lesquelles beaucoup de Mouches & de Papillons vont se poser, & qui les ramène souvent le long des eaux où voltigent des Moucherons, des Mouches & de petits Papillons ; elles cherchent des cantons peuplés de gibier. ” »

 *

Dr N. Joly, « Sur l’hypermétamorphose de la palingenia virgo à l’état de larve »,  
Mémoires de l’Académie des Sciences, Inscriptions & Belles-Lettres de Toulouse
7e série, t. III, 1871

« Tout le monde, à Toulouse, connaît ces légers insectes aux ailes de gaze qui, chaque année, tantôt vers la fin du mois d’août, tantôt au commencement de septembre, voltigent, le soir, en nombre immense, autour des réverbères de nos quais, exécutent dans l’air des danses fantastiques, s’y livrent à l’amour, et bientôt retombent épuisés sur le sol ou sur les dalles qu’ils jonchent de leurs cadavres. »

 *

 Johann Strauss fils, Auf der Jagd, polka-schnell op.373



lundi 31 décembre 2018

Blandine Verlet (1)





Hier Edith Mathis chantait superbement « Dieu soit loué, l’année touche à sa fin ! » (BWV 28) mais hier Blandine Verlet est morte. 

Samedi 13 octobre 1979 (la date est encore notée sur la pochette) j’achetais un peu par hasard un disque d’elle qui venait de sortir, sans avoir jamais entendu les œuvres. Bach : Concerto italien, Ouverture à la française, plus les quatre Duetti. Un choc sonore, la première fois je pense que j’entendais vraiment le son du clavecin (un William Dowd d’après un Blanchet de 1730), et aussi la rencontre d’une manière impérieuse, non sans un je ne sais quoi de brusque, avec quelle plénitude, quel mystère aussi (je ne trouve pas d’autre mot). Je n’avais jamais vu alors quelqu’un jouer du clavecin, alors je rêvais en écoutant encore et encore ce disque et en contemplant le portrait de l’interprète sur la pochette, son regard. Impression vraiment, toujours, d’une personne présente et secrète, qui prend vraiment la parole en jouant et pourtant qui pourrait se retirer sans rien dire. Mais le clavecin, comme le lied, c’est le répertoire idéal pour l’écoute solitaire en disque, pour cette sorte de communication qui parle intimement à l’âme, à l’esprit.

Plus tard, tant de découvertes, notamment avec ces disques noirs si élégamment présentés chez Astrée : Froberger et ses bizarreries, François Couperin bien sûr, des suites de Haendel si peu avenantes – après coup j’aurai pensé à ce que je ne sais plus qui dit de Montaigne, qui « plaisait en déplaisant ». Et puis Louis Marchand (sur le Donzelague du Musée des Arts décoratifs à Lyon, quelle beauté encore !), et puis Élisabeth Jacquet de La Guerre, toute cette fin de règne qu’elle faisait résonner avec une profondeur incomparable. Mais déjà on ne trouvait plus ces albums Philips qui ornaient avec la photo de Blandine Verlet les anciens catalogues : deux de Scarlatti (la réédition CD n’est que partielle), de la musique Louis XV (« pour Mesdames de France »), avec ces merveilles de Claude Balbastre, que de belles âmes fréquentant Youtube permettent enfin d’entendre. Aujourd’hui, seule une poignée des enregistrements de Blandine Verlet est accessible (j’inclus le marché d’occasion). Du disque Bach de 1978, seule l’Ouverture à la française a été un temps rééditée pour compléter les autres Partitas (1977). Il n’est même pas sûr, au vu de la politique éditoriale actuelle, que la disparition de cette claveciniste inoubliable, d’un esprit si indépendant, et surprenant sans esbroufe (Claude Maupomé l’avait reçue dans Comment l’entendez-vous ? – autre souvenir marquant), soit au moins l’occasion de ressusciter enfin ces enregistrements Philips.

Sur la couverture de son dernier disque (deux ordres du Troisième livre de Couperin, chez Aparté), la musicienne chenue marche dos tourné, un chemin dans les champs sous un grand ciel clair, par un temps qu’on devine frais, l’air un peu piquant peut-être. « Visuel non définitif », indique un bandeau laissé par erreur à l’affichage sur des sites de vente en ligne. Dos tourné, d’un pas solitaire, maître du temps, ouvrant l’espace imprévisible, toujours là. Elle disait : « de manière à servir la musique, en restant le moins possible enfermée dans le seul champ du clavier ».







« Je crois que c'est la mort, tu sais… »



vendredi 16 novembre 2018